Chronique de la mise en veille de l’inspection du travail en période d’état d’urgence sanitaire : de l’ordonnance de référé du tribunal de Lille du 3 avril 2020 à la suspension d’Anthony Smith, Inspecteur du travail dans la Marne
En cette période de crise sanitaire, alors que des millions de salariés continuent d’assurer les soins aux malades, aux plus âgés, aux plus fragiles, les agents de contrôle de l’inspection du travail tentent de faire appliquer la réglementation pour assurer leur protection. Si une victoire importante a été remportée en référé à Lille contre un employeur d’envergure départementale du secteur de l’aide à domicile, la Direction générale du travail a par la suite tout fait pour que ce type de mises en cause d’employeurs ne fasse pas tâche d’huile, allant jusqu’à produire des notes contraires aux conventions internationales et, surtout, jusqu’à suspendre un inspecteur du travail pour avoir trop bien fait son travail.
L’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Lille du 3 avril 2020
A l’initiative d’un inspectrice du travail de Lille, et avec pour intervenant volontaire l’UL CGT de Roubaix, l’association ADAR Flandres Métropole a été assignée en référé sur le fondement de l’article L.4732-1 du Code du travail. Cet article confère à l’inspecteur du travail un pouvoir propre : celui de saisir le juge judiciaire statuant en référé pour voir ordonner toutes mesures propres à faire cesser le risque, lorsque l’inspecteur constate un risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique d’un travailleur.
En l’espèce, l’inspectrice du travail demande l’application à l’ADAR des textes du Code du travail encadrant la prévention des expositions aux agents biologiques dangereux et pathogènes. Après plusieurs courriers d’observations restés sans effet, elle demande à l’employeur de prendre des mesures de prévention visant à supprimer ou à réduire au minimum les risques résultant de l’exposition aux agents biologiques (en application de l’article R.4422-1 du Code du travail).
Les mesures demandées sont principalement :
— la diminution du nombre d’interventions à domicile des salariés pour ne réaliser que celles strictement indispensables ;
— la prise de contact avant chaque intervention par l’ADAR auprès du client afin de s’enquérir de la présence de symptômes du Covid-19 et ainsi de vérifier si la personne dispose des équipements de protection individuelle qui permettront aux salariés d’intervenir en sécurité et de demander clairement aux clients de porter un masque chirurgical s’il est malade ou présente des symptômes ;
— donner pour consigne aux salariés de ne pas réaliser d’intervention s’ils n’ont pas tous les équipements de protection individuelle qui doivent leur être fournis par l’entreprise et leur fournir ces EPI (conformément aux articles R.4424-3 et R.4424-5 du Code du travail) : lunettes, masques FFP2 [1] ou FFP3 à usage unique, a minima pour toute intervention où la distance d’1m50 ne peut pas être maintenue en toutes circonstances, charlottes, blouses, gants, fioles de gel hydro-alccolique en quantité suffisante, essuie-mains jetables pour le lavage de mains chez les clients ;
— mettre en place des procédures de traitement des déchets ;
— former les travailleurs au risque biologique spécifique que représente l’exposition au Covid-19 ;
— adapter les modes opératoires pour protéger les salariés, par exemple : déposer les courses sur le pallier si le client est en mesure d’effectuer le rangement.
Toutes ces demandes résultent de l’application des textes du Code du travail concernant la prévention des risques biologiques. L’inspection du travail fait valoir que le coronavirus Covid-19 est un agent biologique pouvant provoquer une maladie grave chez l’homme et qu’il constitue un danger sérieux pour les travailleurs. A ce titre, bien que n’ayant pas encore fait l’objet d’un classement comme agent biologique pathogène par arrêté, le Covid-19 doit être considéré comme tel et, sur la base du document unique d’évaluation des risques de l’association qui a estimé qu’il existait un risque mortel en raison de l’intervention chez les clients en période de pandémie, l’exposition au risque biologique doit être reconnue et prévenue en application des dispositions spécifiques applicables (articles R.4421-1 et suivants du Code du travail).
La difficulté de l’application de cette réglementation c’est qu’elle n’est censée être mise en œuvre que dans les établissements dont la nature de l’activité expose à des agents biologiques, quand un agent biologique est utilisé délibérément ou quand l’évaluation des risques met en évidence un risque spécifique. On avait ainsi l’habitude d’appliquer ces textes dans certaines entreprises très particulières comme en thanatopraxie par exemple ou dans les laboratoires pharmaceutiques.
C’est là toute l’importance de cette ordonnance qui valide l’application des textes de prévention des expositions aux agents biologiques dans un établissement du secteur de l’aide à domicile. L’employeur soutenait que, l’association d’aide à domicile n’employant pas de façon délibérée d’agents biologiques, il n’y avait pas lieu de lui appliquer cette réglementation. Cette argumentation n’est pas suivie par le juge qui donne raison à l’inspection du travail :
« il n’est pas contesté qu’a la date des débats sévit une pandémie de Covid-19, que le virus est transmis par les gouttelettes respiratoires sortant du nez ou de la bouche d’une personne contagieuse, que le virus reste actif sur les surfaces pendant un temps variable et encore mal défini, que les personnes contaminées peuvent être contagieuses pendant un délai encore mal cerné et même lorsqu’elle ne présentent aucun symptôme ou des symptômes discrets et non spécifiques. (...) L’activité d’aide à domicile n’implique effectivement pas l’utilisation délibérée d’un agent biologique. En revanche, l’inspection du travail verse au débat un extrait du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) de l’association ADAR qui identifie un risque biologique spécifique lié à l’intervention à domicile pendant une épidémie ou une pandémie "(ex Covid-19)" et le classifie en risque mortel. (...) II en résulte que l’association ADAR est obligée de respecter les règles de prevention des risques biologiques prévues au code du travail. »
Par suite, le juge des référés fait droit à la quasi-totalité des demandes de l’inspectrice du travail. En particulier, concernant les équipements de protection individuelle, si les types de masques à fournir ne sont pas spécifiés, il est tout de même demandé à l’ADAR de « fournir aux salariés tous les équipements de protection individuelle définis comme adéquats et, si elle ne peut pas les procurer aux salariés, elle doit organiser différemment la prestation pour concilier l’éventuel besoin impérieux voire vital du client avec la protection de ses salaries. Puis elle devra en exiger le respect de ses consignes. »
Trois jours sont donnés à l’employeur pour exécuter l’ordonnance et, à défaut, une astreinte provisoire d’un montant de 500 euros par jour de retard et par obligation inexécutée devra être payée pendant trois mois.
En somme, il s’agit d’une belle victoire pour la protection des salariés.
Pourtant, la hiérarchie de l’inspectrice du travail ne l’entendait pas de cette oreille et a exercé, avant l’audience, diverses pressions pour tenter de la dissuader de mener cette procédure à son terme.
En parallèle, l’autorité centrale de l’inspection du travail, la Direction générale du travail (DGT) envoyait, note après note, des consignes destinées à bâillonner l’inspection du travail en temps de crise sanitaire.
Les notes de la DGT et en particulier, celle du 30 mars 2020
Dès le 17 mars 2020, la DGT écrivait dans une note officielle que le système d’inspection du travail (SIT) devait contribuer à la diffusion, notamment lors de ses contrôles, des informations utiles pour faciliter la continuité de l’activité des entreprises ou leur permettre d’accéder aux dispositifs de soutien prévu par les pouvoirs publics. La mise en veille de l’action de contrôle de l’inspection du travail était ainsi officialisée.
Puis, par une note DGT du 30 mars 2020 relative aux modalités d’intervention du SIT dans les entreprises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le bâillon est placé, au prétexte fort cynique de vouloir assurer la sécurité des agents de l’inspection du travail :
— en imposant le traitement des sollicitations à distance, c’est-à dire par téléphone ou mail, sans que la possibilité de joindre l’agent de contrôle de son entreprise ne soit réellement garantie sur tout le territoire (accueils fermés, appels non renvoyés, absence de matériel de télétravail pour les secrétariats,...) ;
— en renvoyant à plus tard tous les contrôles sans lien direct avec la situation sanitaire et ne présentant pas un caractère d’urgence ; de ce fait l’action de l’inspection du travail est limitée à quelques champs d’intervention restreints. Pour les interventions sur site, seules sont autorisées les enquêtes sur des accidents graves, les enquêtes consécutives à l’exercice du droit d’alerte pour danger grave et imminent, les atteintes à l’intégrité physique et morale des salariés (harcèlement sexuel ou maltraitance notamment), les atteintes aux droits fondamentaux de la personne humaine (traite des êtres humains ou hébergement indigne principalement). Ont par la suite (le 1er avril seulement !) été ajoutées à cette liste les enquêtes relatives au respect des mesures de protection contre la transmission du coronavirus dans les commerces alimentaires ;
— en imposant aux agents de contrôle d’échanger avec leur hiérarchie préalablement à tout déplacement sur site, y compris en informant précisément son chef de l’heure et de la date de son déplacement et du nom de l’entreprise, avec l’objectif de limiter les interventions sur site au strict minimum en imposant une validation préalable par le responsable d’unité de contrôle ;
— en rendant impérative l’organisation de toute intervention en amont du déplacement dans l’entreprise par la prise de contact avec l’employeur, les contrôles inopinés n’étant donc en théorie plus possibles ! Une atteinte grave est ainsi portée à l’action de l’inspection du travail, entravée par une note qui rend presque impossible la réalisation de constatations utiles pour apprécier les situations réelles de travail et sanctionner en conséquence les manquements.
Cette note interdit de plus aux agents de l’inspection du travail de se prononcer sur le respect par les entreprises des dispositions de l’article 7 du décret du 23 mars 2020 selon lequel « tout rassemblement, réunion ou activité mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes en milieu clos ou ouvert, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République ; les rassemblements, réunions ou activités indispensables à la continuité de la vie de la Nation peuvent être maintenus à titre dérogatoire ».
Pour couper court à toute tentative de faire fermer des entreprises non essentielles, la DGT avertit les inspecteurs du travail : les entreprises, même si elles ne sont pas indispensables à la continuité de la vie de la Nation, peuvent poursuivre leurs activités et il n’appartient pas à l’inspection du travail d’en décider autrement, car l’application de cet article ne relève pas de la compétence de l’inspection. Et la DGT de citer l’article L8112-1 du Code du travail sur le champ de compétence des agents de l’inspection du travail.
La DGT n’est pas à une contradiction près puisque ce même article précise que les agents de contrôle de l’inspection « sont libres d’organiser et de conduire des contrôles à leur initiative et décident des suites à leur apporter », contrairement à ce qui est organisé par cette note, comme vu ci-avant...
Cette note interdit également aux agents d’envoyer des « courriers types » aux entreprises sur les mesures de prévention à mettre en œuvre dans le cadre de l’épidémie de Covid-19. Étrange... le courrier type était jusqu’à présent très utilisé lors d’actions orchestrées d’en haut, par la DGT justement, pour répondre aux plans de comm’ de la Ministre du travail. Lors des réunions de service ou par mails circulaires, on intimait régulièrement aux inspecteurs et contrôleurs d’envoyer tel courrier type sur la mise en place des CSE ou tel autre sur les obligations de calcul de l’index de l’égalité professionnelle. Et, en période de crise sanitaire, il est aussi demandé aux agent d’envoyer aux entreprises les recommandations sanitaires types, élaborées par le ministère du travail.
Que s’est il passé pour que la DGT souhaite finalement condamner cette pratique ?
La CGT-TEFP, syndicat majoritaire à l’inspection du travail, a envoyé quelques jours plutôt un courrier type avec Marianne et drapeau bleu blanc rouge à adresser aux entreprises dans la grande distribution, pour donner aux agents des exemples concrets d’observations à adresser aux entreprises. L’objectif du syndicat : donner des outils pour agir aux inspecteurs et contrôleurs du travail. Nombreux étaient les agents placés du jour au lendemain en télétravail, sans possibilité pour certains de retourner ne serait-ce que prendre leurs dossiers au bureau. Nombreux sont alors ceux qui se sont mis à bricoler des interventions à distance et des courriers aux supermarchés de leurs secteurs, faute de mieux.
Mais la DGT n’avait pas l’intention de laisser un syndicat donner des armes aux agents de contrôle pour continuer à faire leur boulot. Elle a donc proscrit l’envoi de courriers types ! Et menacé le syndicat et les agents utilisant le courrier du syndicat de plainte pour faux et usage de faux.
Et puis, quelques semaines plus tard, le 15 avril 2020, la conséquence de cette note est tombée : Anthony Smith, inspecteur du travail dans la Marne, a été suspendu de ses fonctions dans l’attente d’une procédure disciplinaire pour engagé une procédure de référé contre une association d’aide à domicile sans l’accord de sa hiérarchie.
La suspension d’un inspecteur du travail pour avoir voulu protéger les aides à domicile
Anthony Smith est inspecteur du travail dans la Marne, ancien secrétaire du syndicat CGT du ministère du travail et représentant au Conseil national de l’inspection du travail. Le référé que n’a pas supporté la hiérarchie, celui qui a valu sa suspension à Anthony Smith, portait, comme à Lille, sur l’insuffisante protection des aides à domicile. L’inspecteur voulait notamment imposer à l’employeur la fourniture aux salariés de masques réellement protecteurs, en application de la réglementation sur la prévention des risques biologiques.
Mais sa hiérarchie ne voulait pas de cette action. Elle avait été saisie par l’employeur, gros employeur du secteur, qui s’était dit « harcelé » par l’agent. La responsable départementale de l’inspecteur du travail a ainsi, sans l’informer, écrit à l’employeur pour l’inviter à ignorer les observations de l’inspecteur et à ne pas répondre à ses demandes tout en faisant état de la procédure disciplinaire avant même que notre collègue en soit averti.
Le dossier a été monté en accumulant des reproches sur la base du non respect de la note DGT du 30 mars 2020, notamment l’envoi de courriers types aux entreprises de la grande distribution de son secteur pour les inviter à évaluer et prévenir les risques d’exposition au coronavirus. Autant de prétextes utilisés pour « faire tomber » une figure du syndicalisme de l’inspection du travail et pour envoyer un message : l’inspection du travail doit être aux ordres de sa hiérarchie ; toute initiative de contrôle non encadrée et validée sera réprimée.
Quelques jours plus tard, plus d’un mois après le début de l’état d’urgence sanitaire, la DGT envoyait enfin un guide de contrôle des commerces alimentaires aux agents... en leur proposant des observations types à envoyer aux entreprises.... et en leur rappelant qu’il était possible de faire des référés, à condition d’obtenir l’accord de sa hiérarchie.
Plainte déposée à l’OIT
Dans ce contexte, une plainte a été déposée à l’OIT par l’intersyndicale CGT-FSU-SUD-CNT du ministère du travail le 16 avril 2020 pour violation des conventions 81, 21 et 188 de l’OIT par le gouvernement français à l’occasion de la gestion de l’épidémie de Covid-19 [2]. Cette plainte dénonce la mise en veille de l’inspection du travail et le détournement de l’institution à des fins autres que celle d’assurer la protection des travailleurs, en particulier dans le but de se servir de l’inspection du travail comme moyen de diffuser les consignes sanitaires propres à garantir la poursuite de l’activité des entreprises.
Depuis le début de la crise sanitaire, l’orientation du ministère du travail est la poursuite de l’activité économique à tout prix, et quel qu’en soit le coût pour les salariés. La suspension d’Anthony Smith s’inscrit dans la droite ligne de cette doctrine. Muriel Pénicaud veut faire régner la terreur dans les rangs de l’inspection du travail, perçue comme un obstacle à cette orientation, afin de dissuader les agents de contrôle de faire usage des pouvoirs que leur confère le code du travail. L’objectif est notamment d’éviter que les procédures en référé, comme celle qui a été couronnée de succès à Lille, ne se généralisent sur le territoire.
Fort heureusement, il ne sera pas si facile de faire taire l’inspection du travail. Sur tout le territoire, des contrôles ont lieu, de façon inopinée, comme le prévoit le Code du travail et la convention OIT n°81 (article 12) et donnent lieu à des procédures diverses allant des classiques lettres d’observations aux référés en passant par les mises en demeure. Avec toujours à l’esprit de bon nombre d’agents de contrôle l’idée qu’ils ne sont pas des facilitateurs d’activité économique au service du Medef mais bien des agents de contrôle au service des travailleurs, pour faire respecter les dispositions du Code du travail visant à les protéger.
Annexe 1 : Ordonnance du Tribunal judiciaire de Lille du 3 avril 2020
Annexe 2 : Note DGT du 30 mars 2020
[1] Les masques FFP2 ou FFP3 sont les seuls qui protègent efficacement le porteur par filtration des aérosols infectieux, prévention indispensable compte tenu du fait que de nombreux cas de Covid-19 peuvent être asymptomatiques.
[2] Cette plainte est disponible sur le site CGT TEFP : http://cgt-tefp.fr/wp-content/uploads/2020/04/Plainte-intersyndicale-au-BIT-Vd-16-avril-2020.pdf
Camille LEFEBVRE
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