Chronique ouvrière

La liberté d’expression n’est pas réservée à ceux qui prêchent la modération

mardi 8 février 2022 par Pascal MOUSSY
Cass. crim. 5 octobre 2021.pdf

La liberté d’expression, visée par la déclaration de 1789 comme « l’un des droits les plus précieux de l’Homme », a été présentée comme « une liberté de communication à autrui, une liberté relationnelle ». « Elle protège la faculté d’extérioriser, par l’écrit ou la parole, des pensées, des opinions. Brider cette liberté, c’est non seulement provoquer le despotisme, mais c’est encore interdire l’existence sociale de l’individu dans sa plénitude d’être pensant. Le principe est clair. Son application est parfois plus difficile » (G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, Précis Dalloz de droit du travail, 35e éd., 922).

Il a été relevé que les difficultés d’exercice de la liberté d’expression « se focalisent sur les limites reconnues à cette liberté ». « Appuyée sur la théorie de l’abus de droit, la Cour de cassation définit ces limites par l’utilisation de trois termes : la liberté d’expression ne saurait permettre « des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs » » (G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, op. cit., 923).

En ce qui concerne la « diffamation », il a été souligné que « la Cour de cassation considère que l’exactitude des faits allégués, même lorsque ceux-ci sont graves et pénalement sanctionnés, permet d’exclure l’abus de la liberté d’expression » (voir, à ce sujet, G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES, op. cit., 925).

La diffusion d’un bulletin « Lutte ouvrière » rédigé à l’attention des ouvriers de l’usine d’Annecy de l’entreprise NTN SNR, spécialisée dans la fabrication de roulements, a suscité un contentieux qui a permis de rappeler le refus de la confusion entre la diffamation et l’exercice légitime de la liberté d’expression.

Un paragraphe de ce bulletin était intitulé « Ressource Inhumaine » et était ainsi rédigé : « L’ancien responsable des Relations Sociales » de la SNR était connu pour ses méthodes de management brutales qui lui ont valu au moins trois procès perdus en cassation. Il avait finalement été poussé vers la sortie par direction elle-même, bon débarras. On le retrouve à Ugine, à l’aciérie Ugitech, où l’individu n’ayant pas changé de méthodes, une grève a éclaté la semaine dernière contre un nouveau licenciement inadmissible, le 5è en quelques mois. La solidarité des travailleurs lui inflige une nouvelle leçon, et c’est tant mieux ».

Le rédacteur de ce texte se retrouvait sur les bancs du tribunal correctionnel.

I. La prudence ne se confond pas avec la modération.

A l’audience du Tribunal correctionnel d’Annecy, le prévenu revendiquait fièrement les propos reprochés et précisait de quelle tradition se réclamait le bulletin incriminé. « Cela remonte à une vieille tradition des années 1830, à l’époque des canuts lyonnais qui présentaient un point de vue politique. C’est donc dans ce cadre que sont exposés un certain nombre de points de vue sur la vie dans l’entreprise, les conditions de travail, le problème de management, les salaires » (Annexe 1, p. 4).

Le Tribunal correctionnel renvoyait le rédacteur mis en cause des fins de la poursuite, après avoir considéré qu’il avait agi « en sa qualité de représentant local d’un parti politique ouvrier et que, même si les termes qu’il a utilisés étaient bien polémiques, il est néanmoins resté dans les limites de son rôle de défenseur des droits d’un groupe de personnes liées par une communauté d’intérêts et dans le cadre de la liberté d’expression prescrite par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme » (Annexe 1, p. 6).

La relaxe était confirmée par la Cour d’appel de Chambéry.

Les juges d’appel ont notamment relevé que les propos incriminés ne constituaient pas un manque de prudence participant à une quelconque mauvaise foi.

« Ce critère de la prudence dans l’expression s’apprécie en fonction notamment de la personne poursuivie, du contexte dans lequel les propos sont émis et des personnes auxquelles elles sont destinées. En l’espèce, M. Jean-Paul MACE, ancien salarié de la société NTN-SNR ayant occupé les fonctions de délégué syndical CGT, a rédigé et édité le document litigieux au nom du parti « Lutte ouvrière », organisation, qui se définit elle-même comme d’extrême-gauche, se revendique comme l’héritière de Trotsky et de Marx et dont l’un des buts affichés est de « renverser le capitalisme ». Il est de notoriété publique que les positions de ce parti et la manière dont il les exprime ne sont pas modérées et le fait de qualifier de « brutales » les méthodes de management mises en œuvre dans une entreprise privée ou de « inadmissibles » les licenciements notifiés à des travailleurs relève des éléments classiques du langage de ce parti, quels que soient l’entreprise et le manager en cause » (Annexe 2, p. 7).

Par son arrêt du 5 octobre 2021, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre la décision de la Cour d’appel confirmant la relaxe du militant ouvrier ayant salué avec fougue les déboires de l’adepte des méthodes de management brutales.

Elle a considéré que les juges du fond avaient justifié leur décision en retenant l’existence d’une « base factuelle suffisante » aux propos incriminés après avoir considéré que l’expression « poussé vers la sortie par la direction » était conforma à la réalité en ce sens que l’ancien responsable des « relations sociales » de la SNR n’avait pas été licencié mais avait démissionné peu de temps après que la Chambre sociale de la Cour d’appel de Chambéry eut annulé les sanctions disciplinaires qu’il avait prises à l’encontre de trois salariés.

La Haute Juridiction a ensuite, d’une certaine manière, donné ses lettres de noblesse aux propos tenus par le représentant de « Lutte ouvrière », organisation membre de l’Union Communiste Internationaliste, combattant le capitalisme sous toutes ses formes, qui pouvait en toute légitimité affirmer des positions politiques « non modérées ».

« Pour écarter le moyen selon lequel M. […] a manqué de prudence en qualifiant de « brutales » les méthodes de management de la partie civile et en déclarant « inadmissibles » les licenciements notifiés à des travailleurs, et admettre M. Mace au bénéfice de la bonne foi, l’arrêt attaqué retient que les excès de langage reprochés au prévenu relèvent de la clause de style, voire de la convention, le tract ayant été édité au nom du parti Lutte ouvrière, qui se définit d’extrême gauche et dont les positions politiques ne sont pas modérées. En prononçant ainsi, et dès lors que le texte incriminé n’excédait pas les limites admissibles de la polémique syndicale, la cour d’appel a justifié sa décision ».

II. La « forme passive » n’est pas une condition de l’expression d’une opinion politique dans l’entreprise.

Un auteur excessivement prudent a proposé un distinguo « entre d’une part les libertés collectives liées au travail, qui sont protégées dans l’entreprise sous leur face active (activités syndicales ou mutualistes, exercice du droit de grève) et d’autre part les droits de la personne et les libertés individuelles, qui ne sont protégées que sous leur forme passive, qu’ils s’agissent des attributs de la personne (sexe, origine, ethnie, « race »), de la vie privée (mœurs, situation de famille, état de santé), ou de la vie publique (convictions religieuses, opinions politiques). Ces derniers ne jouissent d’une protection absolue que dans la mesure où ils ne s’exercent pas dans l’entreprise. Dès lors qu’elles s’exercent à l’intérieur de celle-ci, on en revient au critère fonctionnel, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle ces libertés peuvent être limitées par l’employeur dans la mesure nécessaire à l’accomplissement du travail. Ce subtil balancement entre protection absolue du for intérieur du salarié et une protection seulement relative de son for extérieur dans l’entreprise est au principe de la jurisprudence actuelle » (A. SUPIOT, Critique du droit du travail, PUF, 1994, 163 et s.).

Il n’est guère convaincant de poser comme postulat que la protection dans l’entreprise des opinions politiques a pour condition leur expression sous une « forme passive », ne permettant pas d’extérioriser ses convictions sur l’organisation politique de la société.

Le Conseil d’Etat a déjà validé l’injonction faite par un inspecteur du travail de retirer d’un règlement intérieur des dispositions interdisant les discussions politiques dans l’entreprise (CE, 25 janvier 1989, n° 64296).

Par son arrêt du 5 octobre 2021, la Chambre criminelle de la Cour de cassation reconnaît aujourd’hui la liberté pour une organisation politique, dont il est notoire que les positions ne sont pas modérées, de diffuser à des personnes appartenant à la même entreprise, liées entre elles par une communauté d’intérêt, un tract comportant des « excès de langage », relevant de « la clause de style, voire de la convention ».

Il ressort des termes de l’arrêt que la liberté d’expression des opinions politiques doit être aussi bien traitée que la liberté syndicale.

Il ne saurait dès lors, au regard des dispositions de l’article L. 1132-1 (ancien article L. 122-45) du Code du travail, qui assure la protection de l’expression des opinions politiques au même titre que celle de l’activité syndicale, être permis de limiter le travailleur conscient à donner un point de vue policé ou ne portant uniquement que sur une remise en cause des conditions de travail ou de rémunération.

L’on ne voit pas sur quel fondement juridique sérieux, en l’état des règles de droit actuellement en vigueur garantissant l’exercice de la liberté d’expression, il pourrait être reproché au militant d’une organisation ou d’un parti dont le programme s’inscrit dans une perspective de changement radical de la société de s’adresser aux travailleurs de l’entreprise sur des questions de société avec la fougue de la révolution.

Annexe 1 : le jugement du Tribunal correctionnel d’Annecy du 27 septembre 2019

TGI Annecy 27 septembre 2019.pdf

Annexe 2 : l’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry du 3 septembre 2020

CA Chambéry 3 septembre 2020.pdf

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