Chronique ouvrière

Licenciement du lanceur d’alerte : le juge des référés ne se contente pas de l’évidence de la "bonne moralité" de l’employeur

samedi 4 mars 2023 par Pascal MOUSSY
Arrêt de la Cour de cassation du 1er février 2023.pdf

Une salariée de la société Thales exerçant des fonctions de responsabilité a saisi en mars 2019 le comité d’éthique du groupe Thales pour signaler des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption, mettant en cause l’un de ses anciens collaborateurs et son employeur. En octobre de la même année, elle a informé le comité d’éthique de la situation de harcèlement dont elle estimait faire l’objet à la suite de cette alerte. En février 2020, le comité d’éthique concluait à l’absence de situation contraire aux règles et principes éthiques. Immédiatement après le dépôt du rapport du comité d’éthique, la salariée faisait l’objet d’une procédure de licenciement. La lettre de rupture mentionnait des griefs portant sur son travail.

La salariée mise en cause saisissait la formation de référé de la juridiction prud’homale afin que soit constatée la nullité d’un licenciement intervenu en violation des dispositions protectrices des lanceurs d’alerte et que soit ordonnée la poursuite de son contrat de travail.

L’ordonnance prud’homale déboutait la salariée de ses demandes au motif que le lien entre la détérioration de ses conditions de travail et l’alerte ne ressortait pas de façon manifeste. Cette appréciation était partagée par les juges d’appel qui rendaient un arrêt confirmatif.

Les motifs de la décision rendue par la Cour d’appel sont passés en revue par l’arrêt du 1er février 2023.

« L’arrêt retient d’abord que le lien entre la réelle détérioration de la relation de travail et l’alerte donnée par la salariée ne ressort pas, de façon manifeste, des évaluations professionnelles de celle-ci et que l’employeur, qui n’a pas eu la volonté d’éluder les termes de de l’alerte, apporte un certain nombre d’éléments objectifs afin d’expliciter les faits présentés par la salariée comme étant constitutifs de représailles.

Il énonce ensuite, après avoir constaté que la lettre de licenciement déclinait des griefs portant exclusivement sur le travail de la salariée, que l’examen du caractère réel et sérieux de tels griefs relève du juge du fond ».

Ils sont dans la foulée censurés par la Cour de cassation, statuant notamment sur le fondement de l’article L. 1132-3-3 du Code du travail, dans sa rédaction applicable au moment du licenciement et de l’article R. 1455-6 du même code.

« En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que la salariée présentait des éléments permettant de présumer qu’elle avait signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, en sorte qu’il lui appartenait de rechercher si l’employeur rapportait la preuve que sa décision de licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressée, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

I. Un rappel qui s’inscrit dans la continuité du régime probatoire initié par le contentieux de la discrimination.

L’arrêt du 1er février 2023 a été remarqué par la presse spécialisée qui a titré « Licenciement d’un lanceur d’alerte : le juge des référés doit appliquer le régime probatoire protecteur » (Liaisons sociales quotidien n° 18737 du 16 février 2023).

L’arrêt du 1er février 2023 a été rendu sous le visa de l’article R. 1455-6 du Code du travail, rédigé en des termes absolument identiques à ceux du premier alinéa de l’ancien article R. 516-31 du même code. « La formation de référé peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour prévenir un dommage imminent ou pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».

Ces dispositions qui invitent le juge des référés prud’homal à exercer un contrôle actif ont nourri le contentieux de la discrimination.

« Le juge des référés, dans sa traque de l’illicéité, s’interroge sur les raisons qui ont conduit à ce qu’un salarié soit traité différemment d’autres salariés étant dans une situation objectivement identique à la sienne. Le caractère manifeste de la discrimination alléguée découle alors de l’examen des faits. Et le juge ne saurait se refuser à cet examen en se retranchant derrière une complexité qui ferait disparaître la « totale évidence » » (P. MOUSSY, « Le référé prud’homal face aux discriminations », Dr. Ouv. 1992, 371).

Elles ont également conduit le juge des référés, invité à se prononcer sur la nullité d’un licenciement pour fait de grève, à ne pas se contenter de vérifier si les manquements disciplinaires invoqués dans le texte de la lettre de licenciement, apparemment sans lien avec un quelconque conflit collectif, étaient établis et à rechercher si les fautes reprochées aux salarié mis en cause n’étaient pas en définitive des « prétextes » mis en avant pour faire partir de l’entreprise le salarié devenu indésirable pour avoir participé activement à un récent mouvement de grève (voir Cass. Soc. 28 avril 1994, n° 90-45.687 ; Dr. Ouv. 1994, 442).

Lorsqu’il a été demandé au juge des référés d’intervenir pour neutraliser les effets les mesures les effets d’une mesure patronale discriminatoire, il a été appelé à participer à la préservation des libertés publiques.

La démarche probatoire suive par le juge pénal devait alors se révéler une source d’inspiration particulièrement utile. Par un arrêt du 29 mars 1994 (n° 93-80.962 ; Dr. Ouv. 1995, 211 et s.), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a souligné que l’employeur suspecté d’avoir entravé l’exercice d’un mandat de représentation du personnel était soumis à une forte exigence de justification. Dès lors qu’étaient constatées des mesures de réduction des prérogatives professionnelles d’une représentante du personnel, « l’employeur ne pouvait les imposer unilatéralement à la salariée, membre du comité d’entreprise, sans méconnaître les prérogatives d’ordre public attachées aux fonctions des représentants du personnel, à moins de rapporter la preuve que ces mesures étaient pleinement justifiées ».

Dans la foulée du juge pénal et sans nul doute influencé par l’adaptation du régime de la preuve mise en œuvre par la Cour de justice des communautés européennes (voir, à ce sujet, M. Th. LANQUETIN, « La preuve de la discrimination : l’apport du droit communautaire », Dr. Soc. 1995, 435), la formation de référé du Conseil de prud’hommes de Paris, à l’occasion du contentieux suscité par la discrimination subie en matière salariale et d’évolution professionnelle par des syndicalistes CGT de l’usine Peugeot de Sochaux, a observé le régime probatoire qui soumet l’employeur à un devoir de justification des faits présentant l’apparence d’une différence de traitement préjudiciable au militant de la CGT.

« Minutieusement en effet, cas par cas, elle examine d’abord l’évolution de la carrière professionnelle de chacun des demandeurs, constatant la stagnation de celle-ci à partir de tableaux comparatifs, fournis par eux, de l’évolution de la carrière de leurs collègues ayant la même ancienneté et engagés au même niveau de qualification, appartenant au même salarié et d’autres tableaux comparatifs de l’évolution de la carrière des représentants du personnel de leur atelier, tous tableaux estimés fiables et pertinents, dont le contenu n’était du reste pas contesté par l’employeur. Chaque fois ensuite elle constate l’absence de raisons particulières de cette stagnation et prend soin de relever ou bien que la justification avancée par l’employeur ne repose sur aucun élément objectif, ou bien qu’il n’apporte aucune explication satisfaisante ou convaincante, pour conclure que seule l’appartenance ou l’activité syndicale de l’intéressé explique le comportement de l’employeur et que la discrimination se trouve ainsi démontrée » (voir J-M. VERDIER, note sous CPH Paris (Référé - Juge Départiteur), 4 juin 1996, Dr. Ouv. 1996, 385).

La démarche probatoire suivie par l’ordonnance prud’homale rendue par le juge des référés parisien le 4 juin 1996 se révèle comme étant en pleine osmose avec celle qui ressort du texte légal applicable depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 (l’ancien article L. 122-45, alinéa 4, devenu, avec la recodification, l’article L. 1134-1 du Code du travail) et qui se décompose en deux temps. Il appartient d’abord au demandeur de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Au vu de ces éléments, il incombe ensuite à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

II. Seule la pleine justification d’une absence de représailles à l’encontre du lancer d’alerte permet de lever le soupçon du licenciement constitutif d’un troubler manifestement illicite.

Les dispositions du troisième alinéa de l’article L. 1132-3-3 du Code du travail consacré à la protection du lanceur d’alerte contre des mesures de rétorsion (dans leur rédaction applicable au moment du licencient ayant conduit à l’arrêt du 1er février 2023) reprennent le même mécanisme probatoire que celui initié par le contentieux de la discrimination.

« En cas de litige relatif à l’application des premier et deuxième alinéa, dès lors que la personne présente des éléments de fait qui permettent de présumer qu’elle a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, ou qu’elle a signalé un alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 précitée, il incombe à la partie défenderesse, au vu des éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ».

La voie était tracée pour le juge des référés invité à intervenir, même en présence d’une contestation sérieuse, pour mettre fin au trouble manifestement illicite constitué par la rupture du contrat de travail consécutive au signalement d’une alerte.

L’arrêt du 1er février 2023 souligne qu’une fois qu’il avait constaté que la salariée présentait des éléments permettant de présumer qu’elle avait signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, il appartenait au juge des référés de rechercher si l’employeur rapportait la preuve que sa décision de licencier était justifié par des éléments objectifs étranges à la déclaration ou témoignage de l’intéressée.

Le commentaire consacré par Liaisons sociales à l’arrêt du 1er février 2023 a relevé que la solution rendue par l’arrêt du 1er février 2023 est transposable avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 qui redéfinit le statut du lanceur d’alerte (voir Liaisons sociales quotidien n° 18737 du 16 février 2023). Il résulte de l’article 10-1, III-A de la loi du 21 mars 2022 qu’il appartient à l’employeur, dès lors que le salarié a présenté des éléments de fait permettant de supposer qu’il a signalé ou divulgué des information dans les conditions prévues aux articles 6 et 8 de la loi, de prouver que sa décision est « dûment justifiée ».

Le juge des référés, invité à se prononcer sur l’existence d’un trouble manifestement illicite constitué par le licenciement d’un lanceur d’alerte, doit effectivement vérifier, en présence d’éléments de faits de nature à faire naître une apparence de licenciement liberticide, que l’employeur prouve que sa décision est incontestablement justifiée par des éléments objectifs étrangers à l’alerte, s’il veut échapper à la mesure de remise en état sollicitée.

En signalant des comportements ou des pratiques portant atteinte à l’intérêt public, les lanceurs d’alerte jouent un rôle clé dans la révélation et la prévention de ces agissements illicites et « dans la préservation du bien-être de la société ». « Cependant, les lanceurs d’alerte potentiels sont souvent dissuadés de signaler leurs inquiétudes ou leur soupçons par crainte de représailles. Dans ce contexte, l’importance d’assurer une protection équilibrée et efficace des lanceurs d’alerte est de plus en plus reconnue tant au niveau de l’Union qu’au niveau international » (Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur « la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union »).

En mettant en œuvre son pouvoir de police juridique, à l’occasion des litiges qui révèlent une mise en cause de la liberté fondamentale de lancer une alerte, le juge des référés prud’homal est invité à être le héraut de la loi qui proclame le devoir de l’employeur de ne pas prendre de mesures de rétorsion à l’encontre du salarié qui a révélé ou signalé la commission d’une infraction ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général.

La vérification de l’absence de consistance du soupçon de représailles ressortant des éléments de fait présentés par le salarié implique que le juge des référés exige de l’employeur qu’il ne se borne pas à se retrancher derrière la « bonne moralité » qu’est censée revêtir une mesure prise par un chef d’entreprise et qu’il convainque que la décision contestée est « pleinement justifiée ».


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