Chronique ouvrière

Procès AZF : il suffit d’effacer les preuves pour ne pas être puni... quand on s’appelle TOTAL

mercredi 25 novembre 2009 par Jean-François GRELIER

I. Historique de l’affaire

• vendredi 21 septembre 2001, 10h17 : explosion de l’usine AZF. Le bilan de cette catastrophe est très lourd : 31 morts, 20 000 dossiers corporels indemnisés, 60 000 dossiers matériels indemnisés, le tout pour un montant d’environ deux milliards d’€.L’usine AZF appartient au groupe Grande Paroisse, laquelle est une filiale du groupe Total. Le groupe Total se caractérise par une gestion financière intégrée, sans doute dans le but d’organiser une opacité permettant d’échapper pour partie à l’impôt, et de manière contradictoire par un éparpillement systématique dans de multiples filiales pour ce qui concerne l’organisation juridique, là pour échapper aux poursuites judiciaires.

• 10h40 : mise en place d’un Plan particulier d’intervention et d’un Plan Rouge par la préfecture.
• TOTAL S.A. crée un fonds de plusieurs millions d’euros pour le secours et l’assistance aux victimes.

• 24 septembre 2001 Le procureur Bréard déclare : « il y a 99 % de chances pour que ce soit un accident industriel ».

• 12 octobre 2001 : signature d’une convention entre Total et les assurances sous l’égide du préfet. Pour " une procédure exceptionnelle d’indemnisation qui a pour objectif de faciliter la mise en œuvre de règlements amiables pour tous types de dommages (matériels, professionnels ou corporels). "

• 11 au 14 juin 2002 19 personnes salariées de Grande Paroisse ou employées par des sous-traitants de l’usine sont placées en garde à vue. 13 d’entre elles sont mises en examen (11 salariés de Grande Paroisse et 2 salariés d’une société sous-traitante). A l’exception de l’ancien directeur de l’usine, toutes ont bénéficié d’un non-lieu.

• Une association de sinistrés attaque la SA Total pour délit d’entrave, à partir des agissements de la Commission d’Enquête Interne (CEI), et demande que les responsables de la SA Total soient entendus. Le magistrat instructeur déboute ces deux demandes, et ce sera confirmé en appel.

•15 juin 2002 1er rapport d’étape des experts judiciaires : thèse de l’accident industriel par mélange de produits incompatibles.

• Courant 2002 un délit d’entrave sur les agissements de la commission d’enquête interne déposé à l’encontre de la société Total est débouté par l’instruction, ce qui sera confirmé en appel.

• 5 septembre 2003 Un non-lieu est prononcé pour 9 des 11 salariés de Grande-Paroisse et l’un des salariés d’un sous-traitant mis en examen. Deux autres non-lieu suivront.

• 31 août 2004 2e rapport d’étape des experts judiciaires qui maintiennent la même thèse de l’accident au chlore.

• 11 mai 2006 Remise du rapport final des experts qui soutiennent la thèse du mélange accidentel de produits incompatibles.

• 31 mai 2006 Mise en examen de Grande Paroisse.

• 20 septembre 2006 Clôture de l’instruction.

• 15 juin 2007 Réquisitoire définitif du Parquet.

•13 juillet 2007 Ordonnance de renvoi : le magistrat instructeur Thierry Perriquet ordonne le renvoi de Grande Paroisse et de l’ancien directeur de l’usine Serge Biechlin devant le tribunal correctionnel de Toulouse.
• octobre 2007 : 9 mètres cubes de scellés saisis sur le siège de l’usine réapparaissent. Ils avaient été oubliés chez un garde-meubles. Il s’y trouve des pièces capitales que les parties civiles devront consulter reès vite, par sondage.

•18 septembre 2008 Citation directe par une centaine de sinistrés de TOTAL S.A., personne morale, et de
Thierry Desmarest, son Président-directeur général au moment de la catastrophe. ( nous nous appuyions sur des faits nouveaux apparus après la clôture de l’instruction, notamment la découverte de neuf mètres cubes de scellés oubliés dans un garde-meubles. Il s’agissait des pièces saisies sur le site de l’usine, avec les courriers échangés entre la direction de Grande Paroisse et sa tutelle Atofina ). La recevabilité de cette demande sera examinée par le tribunal correctionnel de Toulouse au début du procès, à partir
du 23 février 2009.

• novembre 2008, le tribunal correctionnel accepte le filmage du procès dans un but patrimonial.

•10 novembre 2008 : le tribunal ordonne à chaque signataire de la citation directe le dépôt d’une consignation de 750 €. 9 d’entre eux pourront le faire.

• 23 février au 30 juin 2009 : le procès de cette catastrophe s’est déroulé salle Mermoz à Toulouse, avec un dispositif exceptionnel.

• le 25 février la citation directe est « jointe au fond ».

II. La présentation du jugement

• jeudi 19 novembre, salle Mermoz à Toulouse, le Président Le Monnyer résume les attendus du jugement du procès AZF, devant plus de 700 personnes.

Il commence par donner sa décision d’irrecevabilité de la citation directe par laquelle 9 parties civiles demandaient la mise en examen de la SA Total et de Thierry Desmarrets. Il la motive sur la forme, car elle a déjà fait l’objet d’un rejet par l’instruction, puis par la cour d’appel.

Puis il explique comment l’action publique s’est déployée. Il rappelle les données constantes : 31 morts, 20 000 dossiers corporels et 80 000 dossiers matériels indemnisés.
Il évoque ensuite les conditions de l’enquête, ou plutôt des enquêtes. Il n’y a pas eu de gel de la scène du crime, et ceci jusqu’au bâtiment 335 et à l’atelier ACD. (Il a fallu trois semaines pour que le cratère soit mis sous scellés, et le bâtiment 335 où le mélange de produits incompatibles s’est effectué, ainsi que l’atelier ACD d’où provenaient les dérivés chlorés n’ont jamais été mis sous scellés).

La commission d’enquête interne a tout de suite compris que c’était le nitrate d’ammonium qui avait explosé, et a recherché immédiatement (dès le samedi 22 septembre) le processus d’initiation de l’accident.

Il regrette la déclaration maladroite du procureur Bréard sur « l’accident sûr à 90 % ». Plus loin il parlera de déclaration extravagante.

Il évoque les procès-verbaux du CE qui ont été connus tardivement (en juin 2009). Il y voit l’autonomie toute relative du directeur Serge Biechlin. Il regrette à ce propos que les responsables d’Atofina et de Total n’aient pas été entendus au cours e l’instruction. Il rappelle que Grasset, le directeur de Grande Paroisse a déclaré que Grande Paroisse n’était plus qu’une coquille vide. (ce sont évidemment les arguments qui ont été utilisés dans la citation directe qui a pourtant été jugée irrecevable. Et donc peut-on considérer les attendus du jugement comme un fait nouveau qui permettrait de revenir sur l’autorité de la chose jugée ?)

Il étudie ensuite si la réglementation sur la sécurité a été respectée. Le pilier de la réglementation est les études de danger. Il n’y en a jamais eu pour l’atelier 221, celui qui a explosé. La Drire avait demandé cette étude de danger pour le 3 février 2001, un délai avait été accordé, et la défense affirme que cette étude n’aurait rien changé. Le tribunal n’est pas d’accord, et ce pour plusieurs raisons. La principale est que le nitrate d’ammonium est très hydrostatique, et que le bâtiment aurait du être maintenu dans une atmosphère sèche.
Grande Paroisse avait l’obligation de maîtriser les stocks, et de prévoir une traçabilité de la production. Or GP a été incapable de s’expliquer sur la composition de la benne blanche litigieuse.
Dans l’atelier ACD (propriété d’Atofina, filiale à 99 % de Total), bien que l’incompatibilité entre les nitrates et les produits chlorés était connue, et qu’il fallait éviter tout contact sous quelque forme que ce soit, on continuait à utiliser des produits souillés. Toutes les études de danger se faisaient atelier par atelier, comme s’ils fonctionnaient de manière autonome. Il n’est pas surprenant que les scénarii de danger n’abordent jamais le croisement de produits incompatibles, dés lors qu’ils étaient produits dans des ateliers différents.

Puis il revient sur le bâtiment 221. L’ouverture a été inversée à l’est en 97. Le portail était constamment ouvert, en l’absence de chauffage, le vent d’autant maintenait l’humidité nécessaire à la mise en réaction des produits incompatibles.

Il rentre ensuite dans un débat juridique. Grande Paroisse est légalement présumé responsable, et GP a indemnisé les victimes avec le soutien de la Total SA qui a absorbé de fait GP.

Puis il passe à la recherche des causes. L’expert Bergues a parfaitement prouvé que nitrates et produits chlorés détonaient en présence d’eau. Mais l’instruction a été très mal géré, elle a laissé la commission d’enquête interne (CEI) prendre le pas sur l’enquête judiciaire, et elle a confondu le temps médiatique et le temps scientifique. En exigeant des experts scientifiques des rapports d’étape beaucoup trop précoces, elle a fragilisé l’enquête judicaire et scientifique.

L’enquête de la CEI est une obligation légale, mais elle met GP dans une situation paradoxale : devoir communiquer les raisons de ses fautes. La CEI transmet en mars 2002 un rapport à la Drire où elle exclut la cause chimique. C’est étonnant, car contradictoire avec ses premières investigations. Et c’est erroné, car d’après elle, « rien ne permet le croisement de produits incompatibles ». Il y a une défaillance organisationnelle des filières de déchets.
Il critique alors la méthodologie de la défense. Elle exclut l’erreur chimique, et demande donc des expertises ciblées, et ne communique pas les travaux qui contredisent ses thèses. C’est le cas pour l’étude demandée au CNRS de Poitiers, où elle a prévu une clause de confidentialité interdisant aux scientifiques de faire état de leurs travaux. (ne s’agit-il pas d’un autre fait nouveau permettant de revenir sur l’autorité de la chose jugée ?).

Puis il relativise les témoignages, puisque dans plusieurs cas des témoins présents sur la même scène au même moment ont relaté des faits différents, notamment sur le nombre d’explosions.
Il affirme qu’il y a eu une explosion unique qui est le résultat de la mise en détonation du tas de nitrates. Puis il affirme que cette détonation s’est faite d’est en ouest. (qu’elle s’est donc initiée dans le sas où a été déposée la fameuse benne blanche un quart d’heure avant l’explosion).

Et donc que la question est de déterminer la nature de l’explosif.

Il rejette les pistes dites farfelues, météorite, hélicoptère, bombe de la seconde guerre mondiale, laboratoire souterrain de la CIA, …

Il ne garde que deux pistes, celle de l’attentat, et celle de l’erreur chimique, d’une réaction chimique instantanée.

Il n’y a aucun élément objectif pour l’attentat : aucune entrée suspecte, aucun comportement suspect, aucune trace d’explosif, aucune revendication crédible. Les enquêtes sur les noms à consonance maghrébine avancés par la défense n’ont abouti à rien. Il n’y a rien, rien, rien.

Reste la piste de la réaction chimique instantanée. La CEI a focalisé son attention sur la benne blanche qui a été sa piste prioritaire. Elle se heurtera aux propos évolutifs du sous-traitant qui a rempli la benne blanche, ainsi qu’au propos évolutifs de Paillas, le chef de l’atelier 221. (en fait elle les fera témoigner dans les jours qui ont suivi l’explosion, et se gardera bien d’en informer la police judiciaire. Celle-ci ne s’emparera de cette piste que trois semaines plus tard).

Quel est l’état de la connaissance ? Le trichlorure d’azote qui est produit par un mélange de nitrates et du dérivé chloré qu’on appelle le DCCNa est un explosif primaire qui peut s’initier en présence d’eau, dans une configuration non extraordinaire. L’expert Bergues l’a reproduit, pas les sachants de la défense. La défense a réalisé une pseudo reconstitution en commandant des travaux dont elle savait qu’ils ne pouvait conduire à une explosion. Il y a eu une volonté de tromper le tribunal. Elle a procédé à un tri qui relève de la tromperie.

La chaine causale vraisemblable ne renvoie pas à des gestes extraordinaires, renvoie à des gestes quotidiens, balayer, secouer des sacs, laver des sacs. Il y a eu une dérive organisationnelle.

La faute est venue d’un grand nettoyage de l’atelier ACD en perspective d’un audit environnement. Il y a eu un grand nettoyage, les produits on été déposés dans la benne blanche le 19, la demande a été faite d’en déposer le contenu dans le sas du bâtiment 221 le 21, l’autorisation a été donnée, et la benne a été déposée.

Il y a des liens certains entre certaines fautes organisationnelles et le dommage. Le lien de causalité est établi. L’extension de la collecte des sacs a toute l’usine (ouvrant la voie à des mélanges accidentels) a été décidée. Le sous-traitant Fauré a été le bras involontaire d’une machine mise en place depuis plusieurs semaines.
GP a manqué à ses obligations réglementaires. Mais la désorganisation de l’instruction a contraint les experts à échafauder des hypothèses. Les arguments de la défense sont des artifices destinés à monter des contre-feux. La défense a tenté de tromper la religion du tribunal. (là encore ces attendus peuvent-ils être considérés comme des faits nouveaux qui permettraient de requalifier le délit d’entrave débouté une première fois par le magistrat instructeur, et une deuxième fois en appel)

Le tribunal affirme :
- son incapacité à expliquer les causes
- le caractère cohérent de l’enchainement causal proposé par l’enquête scientifique
- le caractère détonnant du mélange
- l’absence de communication entre la CEI et l’enquête judiciaire

De ce fait le lien de causalité devient hypothétique. Il manque la preuve certaine. Donc le tribunal prononce la relaxe au bénéfice du doute.


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