Chronique ouvrière

A propos de la preuve du trouble manifestement illicite constitué par le licenciement intervenant dans la foulée d’une grève

samedi 16 janvier 2010 par Pascal MOUSSY

Par un arrêt remarqué du 10 novembre 2009 [1], la Chambre sociale de la Cour de Cassation a récemment souligné que l’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec d’autres salariés. Il a notamment été relevé par les juges que les difficultés de la salariée concernée avaient commencé après sa participation à un mouvement de grève.

Cette situation est malheureusement des plus classiques. La grève est le moyen donné au salarié d’exprimer fortement son aspiration à voir l’employeur prendre en considération des demandes jusqu’alors traitées par le mépris ou le silence. Mais c’est aussi l’occasion pour l’employeur de découvrir une personnalité revendicative chez son salarié. Ce qui est de nature à déclencher un processus tendant à la mise au pas ou à l’exclusion.

La prise en compte par l’arrêt du 10 novembre 2009 de la participation à une grève comme un facteur déterminant dans la mise place par l’employeur de pratiques discriminatoires semble témoigner d’une sensibilité de plus en plus affirmée à la remise en cause des libertés fondamentales dans l’entreprise, si l’on compare cette décision à un arrêt du 31 octobre 1996, porté il y a peu de temps à notre connaissance (voir annexe).

Cet arrêt, qui rejetait le pourvoi formé contre une décision de la Cour d’Appel de Nouméa, statuant en référé, estimant non discriminatoire le licenciement pour « motif économique » de quatre syndicalistes intervenu peu après le déclenchement d’une grève, a été tout récemment produit, à l’occasion du contentieux suscité par le licenciement d’un gréviste, par un employeur entendant faire valoir que c’est au salarié se plaignant d’une discrimination d’apporter la preuve du trouble manifestement illicite.

La comparaison entre cette décision, jusqu’alors passée un peu inaperçue (n’ayant pas eu l’honneur d’une publication au Bulletin ou d’un commentaire), et les arrêts les plus connus rendus en la matière donne l’occasion d’un petit point d’étape sur le régime probatoire devant le juge des référés des actes patronaux discriminatoires, notamment du licenciement pour fait de grève.

I. Le régime probatoire de la discrimination fait obligation à l’employeur de fournir des explications sur l’acte « suspect ».

Le contentieux de la discrimination syndicale en matière salariale et de déroulement de carrière est particulièrement connu pour son régime probatoire. Il y a une dizaine d’années, la Cour de Cassation a proposé un cheminement particulièrement adapté à l’appréhension de l’acte patronal illicite. Dans un premier temps, « il appartient au salarié syndicaliste qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de fait susceptibles de caractériser une atteinte au principe d’égalité de traitement ». Ensuite, « il incombe à l’employeur, s’il conteste le caractère discriminatoire du traitement réservé au syndicaliste, d’établir que la disparité de situation constatée est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination fondée sur l’appartenance à un syndicat [2] ».

La loi du 16 novembre 2001 a consacré cette démarche et l’a généralisée au traitement de toutes les discriminations visées par l’article L.122-45 (article L.1132-1 nouveau) du Code du Travail [3]. C’est d’abord au salarié d’attirer l’attention sur le caractère insolite et apparemment discriminatoire du comportement de l’employeur. C’est ensuite à celui-ci de démontrer, par la fourniture d’éléments objectifs étrangers à toute discrimination, que la suspicion dont il fait l’objet est mal venue.

Ce régime probatoire spécial, destiné à faciliter à l’appréhension judiciaire de l’acte patronal discriminatoire, peut bien sûr être revendiqué par le salarié qui se plaint d’un mauvais traitement parce qu’il a exercé son droit de grève [4].

La lecture des décisions rendues à l’occasion du contentieux suscité par des mesures prises en rétorsion à la participation à une grève révèle que le juge est particulièrement attentif lorsqu’il constate que l’acte de l’employeur dénoncé comme discriminatoire intervient peu de temps après la grève.

Les juges ne se contentent pas de l’explication « officielle » proposée par le texte de la lettre de licenciement et se livrent à un sérieux examen de la chronologie des faits faisant apparaître le caractère illicite du licenciement [5] ou concluent à l’existence d’une discrimination pour fait de grève lorsque l’employeur ne fournit pas d’explications suffisamment convaincantes pour justifier une mesure salariale défavorisant ceux qui viennent de participer à une grève [6].

II. Ce n’est pas au salarié de dissiper le trouble suscité par le licenciement apparemment teinté d’illicéité.

L’arrêt du 31 octobre 1996 un peu plus haut évoqué a été vanté par celui qui l’a récemment mis en valeur comme illustrant fortement le principe que c’est au demandeur d’apporter la preuve du trouble manifestement illicite.

Ce qui suscite deux observations.

En premier lieu, le traitement judiciaire dont a fait l’objet l’affaire en question n’a pas vraiment de quoi susciter l’admiration. A l’époque, peut-être par manque de vigilance, la Cour de Cassation a validé une décision de facture toute coloniale. La Cour d’Appel de Nouméa avait considéré que la preuve d’une discrimination n’était pas rapportée, en écartant d’un revers de main les éléments qui lui étaient soumis par quatre syndicalistes de l’USTKE, licenciés pour « motif économique » peu après leur participation à une grève, pour faire apparaître le caractère discriminatoire de leur licenciement. Les juges caldoches n’avaient pas voulu jeter la pierre à l’employeur qui n’avait pas estimé utile de fournir aux représentants du personnel les renseignements concrets permettant de comparer objectivement la situation professionnelle et familiale des salariés visés par le projet de licenciement à celle des autres salariés de l’entreprise. Ils avaient également écarté comme « indirects » les témoignages de salariés non grévistes, dont la teneur n’était pas contestée par l’employeur, selon lesquels celui-ci avait clairement indiqué sa volonté d’utiliser la procédure de licenciement pour motif économique pour se séparer des membres du syndicat USTKE.

En second lieu, il doit être relevé que le trouble manifestement illicite dont fait état le salarié licencié dans la foulée de sa participation à une grève, c’est celui constitué par une discrimination. Et la méthode observée en matière probatoire par la décision du 31 octobre 1996 se révèle comme appartenant à l’âge de la préhistoire, si l’on se réfère à la démarche initiée par les arrêts des années 2000 et depuis consacrée par la loi.

Le juge des référés n’est pas resté à l’écart de la démarche probatoire spécialement destinée à l’appréhension de la discrimination et qui se refuse à faire supporter au salarié demandeur tout le fardeau de la preuve.

Une décision prud’homale remarquée, rendue à l’occasion du contentieux de la discrimination syndicale et salariale, a constaté l’existence du trouble manifestement illicite, tirant les conséquences de l’absence de justification par l’employeur de la différence de traitement ressortant des comparaisons présentées par les syndicalistes [7].

Ce contentieux a donné à la Cour de Cassation, à plusieurs reprises, l’occasion de souligner l’obligation faite à l’employeur de fournir les éléments objectifs de nature à faire disparaître le soupçon de discrimination [8].

Le débat judiciaire suscité par le licenciement du salarié qui vient de participer à une grève a également vu le juge des référés, refusant de laisser le salarié se débrouiller tout seul avec la charge de la preuve, jouer un rôle particulièrement actif dans l’appréhension de la discrimination, notamment en étendant sa recherche au-delà du « prétexte » visé dans la lettre de licenciement [9].

L’examen chronologique des faits par le juge des référés, qui n’a pas énoncé un principe exigeant du salarié demandeur la démonstration de la discrimination, lui a permis de saisir le caractère illicite du licenciement intervenu quelques semaines après la participation à une grève [10].

Le fait que l’employeur prenne l’initiative de déclencher la procédure de licenciement dans la foulée de la grève est sans nul doute de nature à jeter la suspicion sur la procédure d’exclusion. Mais le soupçon de discrimination peut tomber si l’employeur donne ses raisons à partir d’éléments objectifs permettant de comprendre le caractère fondé du licenciement.

De façon plus générale, il a été relevé que « référer signifie, si l’on s’en tient à son premier sens, rapporter » mais qu’ « originellement, référer c’était également réprimer ». « Il est incontestable que les ordonnances de police juridique que le juge des référés prud’homal est actuellement habilité à prendre pour faire cesser toute violation manifeste des droits fondamentaux s’inscrit dans cette logique de répression. Il s’agit pour le juge des référés de faire respecter l’ordre public et de s’opposer au développement de pratiques patronales discriminatoires visant à remettre en cause le libre exercice des droits fondamentaux dans l’entreprise » [11].

Il est dès lors difficile de rester insensible au message envoyé par l’arrêt de la Chambre criminelle qui a affirmé que, s’il voulait éviter la condamnation, il appartenait à l’employeur accusé par un représentant du personnel d’avoir remis en cause l’exercice d’une liberté publique, par la mise en œuvre de mesures unilatérales affectant les conditions d’exercice du mandat, de « rapporter la preuve que ces mesures étaient pleinement justifiées » [12].

Ce serait défier la nature du juge des référés garant du respect des textes préservant le libre exercice du droit de grève qu’il fasse du préalable à une intervention rapide et efficace la capacité du salarié discriminé à supporter la preuve du caractère illicite du comportement patronal que la chronologie des faits rend suspect.

Annexes

Cass. Soc. 31 octobre 1996.pdf

Pour en savoir plus sur l’affaire à propos de laquelle a été rendue cette décision, cliquer ici : http://affinitiz.com/space/pmoussy/

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[2Cass. Soc. 28 mars 2000, Dr. Ouv. 2000, 176, note F.S. ; Cass. 26 avril 2000, RJS 6/00, n° 685.

[3Voir l’alinéa 4 de l’article L. 122-45, devenu, après la recodification, l’article L. 1134-1 du Code du Travail.

[4Alinéas 2 et 4 de l’article L.122-45, devenus en 2008 articles L. 1132-2 et L. 1134 -1 du Code du Travail.

[5Cass. Soc. 13 mai 2008, Dr. Ouv. 2008, 630 et s., note E. RICHARD.

[6Cass. Soc. 2 mars 1994, CSBP n° 59, A 23.

[7CPH Paris (Référé-Juge Départiteur), 4 juin 1996, Hennequin et autres contre Sté Automobiles Peugeot, Dr. Ouv. 1996, 3891 et s., note J.M. VERDIER.

[8Voir, notamment, Cass. Soc. 30 janvier 2002, Dr. Ouv. 2002, Dr. Ouv. 2002, 333 ; Cass. Soc. 28 septembre 2004, Dr. soc. 2004, 1147.

[9Cass. Soc. 28 avril 1994, Dr. Ouv. 1994, 442 ; CA Paris, 12 avril 2005, Dr. Ouv. 2005, 490.

[10Cass. Soc. 8 juin 2005, Dr. Ouv. 2006, 95.

[11Voir P. MOUSSY, « Le référé prud’homal face aux discriminations », Dr. Ouv. 1992, 370.

[12Cass. Crim. 29 mars 1994, Dr. Ouv. 1995, 211.


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