Chronique ouvrière

La Cour de cassation attaque la mensualisation. Un arrêt à jeter au panier !

mercredi 18 janvier 2017 par Pascal MOUSSY
Cass. Soc. le 11 janvier 2017.pdf

I. La prise en compte du « phénomène de la mensualisation » dans la construction de la jurisprudence sur la rémunération des sujétions particulières de l’emploi.

Depuis le début des années 1970, le droit du salaire a été marqué par l’émergence du principe de la mensualisation du salaire.

La rémunération perçue par le salarié au titre de la mensualisation ne correspond pas exactement à la contrepartie d’un travail effectif.

La mensualisation reprend l’idée de « socialisation du salaire », qui admet que celui-ci est versé sans contrepartie d’un travail effectif, lancée par Paul DURAND en 1942 (voir P. DURAND, « Rémunération du travail et socialisation du droit », Dr. Soc. 1942, 86).

Gérard LYON-CAEN présentait le « phénomène de la mensualisation » de la manière suivante.  Au point de vue de la théorie du salaire, le phénomène important est celui du décrochage du salaire par rapport au travail exactement fourni  ; la théorie contractuelle de la causalité est en défaut : le salaire devient le traitement attaché à un emploi  »
(G. LYON-CAEN, Le salaire, Deuxième édition, Dalloz, 1981, 214).

Cette nouvelle perception de la notion de salaire a suscité une large adhésion.

La mensualisation, qui prend en compte « la revendication de stabilité des salaires » (voir J. LE GOFF, Droit du travail et société, tome I, Presses Universitaires de Rennes, 2001, 606), consacre l’évolution « du salaire, contrepartie du travail fait, à la rémunération versée en raison de la présence du travailleur dans l’entreprise » (G. PIGNARRE : « Salaire et accessoires. Notion », Jurisclasseur Travail, Fasc. 25-10, 4).

« Le droit du travail tend à considérer comme salaire toute somme ou tout avantage accordé à l’occasion du travail dans le cadre de l’entreprise ayant pris le travailleur en charge » (J. PELISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, 22e éd., n° 464).

Ce phénomène de la mensualisation ne saurait bien évidemment concerner des sommes qui sont à exclure de la catégorie de salaire, tels les « frais professionnels », « c’est-à-dire les sommes dues au salarié en remboursement de dépenses professionnelles » (voir J. PELISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, 24e éd., n° 733).

Cette exclusion du remboursement de frais professionnels s’applique par conséquent lorsqu’il s’agit de déterminer le montant du salaire à maintenir en cas d’absence pour maladie. (voir « Maladie (contrat de travail-indemnisation) », Liaisons Sociales n° 15372 du 29/5/ 2009, 51).

Cependant il ne suffisait pas à l’employeur de présenter des sommes comme des « remboursements de frais » pour que la qualification de salaire ne soit pas retenue par les juges.

« Les sommes versés à titre de remboursement de frais sont considérées comme des compléments de salaire, malgré l’appellation retenue par l’entreprise, lorsqu’elles ne correspondent pas un remboursement de dépenses exposées par le salarié mais visent à couvrir une sujétion particulière liée à l’emploi occupé » (Le salaire, Liaisons Sociales n°14735, 27/10/ 2006, 16).

La Cour de Cassation, lorsqu’elle était amenée à intervenir dans le contentieux suscité par la détermination des sommes devant être incluses dans l’assiette de calcul du complément de salaire versé par l’employeur au salarié absent pour maladie, était particulièrement attentive à ce que soit qualifiée de salaire toute somme « constituant un élément de rémunération lié à l’organisation du travail par l’entreprise et qui aurait été perçu par l’intéressé s’il avait continué à travailler » (Cass. Soc. 29 mai 1986, Bull., V, n° 266).

Il a été souligné, à l’occasion d’un litige consécutif au refus de prendre en compte une prime de panier au titre du complément conventionnel versé en cas de maladie, qu’il appartient aux juges de vérifier si cette prime correspond réellement à des frais exposés par chacun des salariés concernés ou si elle vise à indemniser des sujétions liées à l’organisation du travail (Cass. Soc. 19 décembre 2007, n° 06-45590).

Il en était de même concernant l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés.

L’article L. 3141-22 du Code du travail affirme le principe que l’indemnité de congés payés « ne peut être inférieure au montant de la rémunération qui aurait été perçue pendant la période de congé si le salarié avait continué à travailler ».

« L’indemnité » de congé payé, qui est « en réalité un substitut de salaire » (voir J. PELISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, 24e éd., n° 720), voit son montant calculé en tenant compte du salaire principal et de tous les accessoires de rémunération versés à l’occasion du travail.

Eraient par contre exclues de l’assiette de calcul les primes, gratifications ou indemnités de caractère bénévole, précaires et révocables ne constituant pas « un élément de rémunération sur lequel le travailleur pouvait compter ».
(J. PELISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, op. cit., n° 721)

Etaient également concernées par l’exclusion de l’assiette de l’indemnité de congés payés les primes et indemnités correspondant à un remboursement de frais réellement exposés (voir Les congés payés, Liaisons Sociales n° 15087 du 28 mars 2008, 45).

La jurisprudence de la Cour de Cassation soulignant la distinction entre l’élément de rémunération habituel, sur lequel le travailleur peut compter, et l’indemnité correspondant à un remboursement de frais s’est construite sur plus de trente ans.

Par un arrêt du 27 octobre 1977 (Bull. V, n° 578), la Cour de Cassation invite les juges amenés à se prononcer sur l’inclusion d’une prime dans l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés à rechercher si ladite prime correspond à des dépenses réelles ou constitue un complément de rémunération.

Un arrêt du 4 juillet 1983 (Bull, V, n° 379) donne l’occasion à la Cour de Cassation d’affirmer qu’une indemnité qui n’est pas liée à des conditions exceptionnelles de travail mais à une servitude de l’emploi doit entrer dans l’assiette de calcul de l’indemnité des congés payés.
Dans un arrêt du 1er avril 1992 (Bull., V, n° 237), la Cour de Cassation approuve les juges du fond d’avoir décidé que des primes de panier et des remboursements de transport ne correspondant pas à des frais réellement exposés constituent un complément de rémunération « versé à l’occasion du travail ».

Par un arrêt du 21 juin 2005 (n° 03-42437), la Cour de Cassation considère que doit être incluse dans l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés une prime de panier de nuit ne correspondant pas à des frais réellement exposés et constituant un complément de rémunération « versé à l’occasion du travail ». La Cour de cassation prononce une cassation sans renvoi après avoir considéré qu’« il n’y a pas lieu à renvoi sur la nature des primes de panier de nuit et leur inclusion dans l’assiette de calcul des congés payés ».

Par un arrêt du 28 juin 2006 (n° 05-40027), la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre un jugement prud’homal ayant considéré que constituaient des compléments de salaire devant être versée en cas d’absence pour congés payés des primes de repas et de transport, qui ne correspondaient pas à des frais réellement exposés par les salariés et qui avaient été mises en place « pour tenir compte de la nature et des conditions particulières de travail dans l’entreprise ».

Par son arrêt du 19 décembre 2007 (n° 06-45590), la Cour de Cassation censure des juges du fond qui avaient refusé l’inclusion de primes dans l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés sans avoir préalablement vérifié si ces primes correspondaient réellement à des remboursements de frais exposés par chacun des salariés ou si « elles visaient seulement à indemniser des sujétions liées à l’organisation du travail ».
Par un arrêt du 9 avril 2008 (n° 06-42768 ; RJS 7/08, n° 798), la Cour de Cassation rappelle que les juges ne sont pas liés par l’appellation « remboursement de frais » s’il apparaît que la prime en cause ne vise pas à compenser un risque exceptionnel.
Un arrêt du 12 novembre 2008 (n° 07-41348) de la Cour de Cassation approuve les juges du fond d’avoir décidé qu’une indemnité de casse-croûte devait être incluse dans l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés, après avoir relevé que cette indemnité ne correspondait pas à des frais exposés par les salariés et avait été mise en place « pour tenir compte de la nature et des conditions particulières de travail dans l’entreprise ».

Dans un arrêt du 26 novembre 2008 (n° 07-53552), la Cour de Cassation souligne qu’une indemnité de panier ne correspond pas à un remboursement de frais mais constitue un complément de salaire, dans la mesure où elle est présentée par les dispositions conventionnelles l’instituant comme ayant un caractère forfaitaire et comme compensant « une sujétion particulière de l’emploi ». La cassation de la décision des juges du fond qui avaient dit que cette indemnité de panier avait la nature d’un remboursement de frais est prononcée sans renvoi.

Par son arrêt du 4 mai 2011 (n° 10-10654), la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir considéré que des indemnités de repas et de transport avaient la nature d’un complément de rémunération ayant pour objet d’indemniser les salariés des sujétions liées à l’organisation du travail et devant être inclus dans l’assiette de calcul de l’indemnité de congés payés, après avoir constaté que les salariés ne percevaient ces indemnités qu’autant qu’ils travaillaient et n’avaient pas à justifier à leur employeur de la réalité des frais qu’ils exposaient.

Un arrêt de la Cour de cassation du 30 mai 2012 (n° 10-16804) rappelle que les juges du fond doivent vérifier si les primes de panier et de transport correspondent réellement à des remboursements de frais exposés par le salarié ou si elles visent à indemniser des sujétions liées à l’organisation du travail.

Il résulte de ce qui précède que depuis l’intervention de la mensualisation, le salaire n’est pas uniquement la contrepartie du travail mais qu’il est versé à l’occasion du travail, en sa qualité de traitement attaché à un emploi.

II. L’arrêt du 11 janvier 2007 : un coup de Trafalgar qui entend promouvoir le principe du « remboursement de frais »

L’arrêt rendu par la Chambre sociale le 11 janvier 2017 (n° 15-23341) opère un spectaculaire revirement.

L’attendu est catégorique. « Une prime de panier et une indemnité de transport ayant pour objet, pour la première, de compenser le surcoût du repas consécutif à un travail posté, de nuit ou selon des horaires atypiques, pour la seconde d’indemniser les frais de déplacement du salarié de son domicile à son lieu de travail, constituent, nonobstant leur caractère forfaitaire et le fait que leur versement ne soit soumis à la production d’aucun justificatif, un remboursement de frais et non un complément de salaire ».

La notion d’indemnisation de sujétions liées à l’organisation du travail a été totalement gommée. Seul subsiste l’affirmation qu’une prime de panier et une indemnité de transport ont la nature d’un remboursement de frais.

Cette « nouvelle philosophie » du droit du salaire a été présentée comme prévisible parce qu’annoncée par un arrêt du 17 décembre 2014 (n° 13-14855 ; Bull. V, n° 303), qui avait considéré que l’indemnité de repas prévue par l’article 3 du protocole du 30 avril 1974 annexé à la convention collective nationale des transports routiers, ayant pour objet de compenser le surcoût du repas consécutif au déplacement, « constitue, nonobstant son caractère forfaitaire, un remboursement de frais qui n’entre pas dans l’assiette de l’indemnité de congés payés » (voir, à ce sujet, Liaisons sociales n° 17243 du 13 janvier 2017, « Même forfaitaire, une prime de manier n’a pas la nature d’un complément de salaire »).

Avant de se précipiter pour proclamer l’arrêt du 11 janvier 2017 comme étant la suite inévitable de l’arrêt du 17 décembre 2014, il aurait été plus judicieux de se livrer à une lecture un tant soit peu sérieuse du protocole du 30 avril 1974 instituant l’indemnité de repas dont la nature était discutée.

Le protocole du 30 avril 1974 a pour objet de fixer « les conditions de remboursement des frais de déplacement des ouvriers des entreprises de transport routier et activités auxiliaires du transport visés par ladite convention dans la mesure où ces frais ne sont pas remboursés intégralement par l’employeur sur justification » (article 1 du protocole du 30 avril 1974). Les dispositions conventionnelles affirment sans aucune ambiguïté que les indemnités qu’elles prévoient sont des remboursements de frais de déplacement.

La Cour de cassation ne pouvait que censurer les juges du fond qui avaient dénaturé les dispositions particulièrement claires du protocole du 30 avril 1974 en qualifiant de complément de rémunération visant à indemniser des sujétions liées à l’organisation du travail l’indemnité de repas instituée par les articles 2 et 3 du protocole.

L’indemnité de repas, qui a pour objet de compenser le surcoût du repas consécutif au déplacement, est ici prévue par un texte conventionnel qui indique très clairement qu’il s’agit d’un remboursement de frais et qu’il n’entend donc pas intégrer cette indemnité dans la structure de la rémunération des ouvriers des entreprises de transport routier et activités auxiliaires du transport.

Il ne pouvait dès lors être déduit de la lecture de l’arrêt du 17 décembre 2014 que la Chambre sociale avait entendu revenir sur sa jurisprudence constante qui voulait que les juges du fond, pour déterminer la nature des primes de panier, examinent les conditions réelles d’attribution de ces primes.

Dans l’affaire Aubert & Duval, qui a donné lieu à l’arrêt du 11 janvier 2017, il a d’ailleurs été relevé par l’avocat général, qui a émis un avis de rejet de pourvoi, que l’objet de l’indemnité de repas prévue par l’article 3 du protocole du 30 avril 1974, « qui est de compenser les frais de repas occasionnés aux salariés par les conditions d’exécution de leur travail - en l’occurrence le fait de devoir effectuer des déplacements hors du lieu de travail rendant impossible la prise du repas à domicile ou dans un éventuel restaurant d’entreprise - est distinct d’une prime de panier, allouée aux salariés contraints de prendre une collation supplémentaire en raison d’un horaire continu de travail (travail posté) ou d’un horaire de nuit, laquelle constitue la compensation d’une sujétion particulière de leur emploi ».

La brutalité du revirement qui vient de s’opérer ne peut donc être atténuée par le précédent issu de l’arrêt rendu sur le fondement du protocole d’accord du 30 avril 1974 concernant le remboursement des frais de déplacement des ouvriers des entreprises de transport.

Le 11 janvier 2017, la Cour de cassation a pris sans ambiguïté la décision de rompre avec une jurisprudence de plus de trente ans qui s’attachait à vérifier si les primes de panier et de transport correspondaient réellement à des remboursements de frais exposés par le salarié ou elles visaient à indemniser des sujétions liées à l’organisation du travail.

La Chambre sociale était jusqu’alors nourrie du principe que, depuis l’intervention de la mensualisation, le salaire n’est pas uniquement la contrepartie du travail mais qu’il est versé à l’occasion du travail, en sa qualité de traitement attaché à un emploi. Elle semble maintenant vouloir raccrocher la qualification de salaire à une somme versée en contrepartie à un travail exactement fourni en faisant disparaître la notion de compensation d’une sujétion particulière de l’emploi.

Il est de bon ton aujourd’hui de lancer l’idée d’attacher des droits et protections aux personnes plutôt qu’à leur emploi (compte personnel d’activité) ou de ne plus faire du travail le centre de l’existence (revenu universel). Ce qui ne fait pas perdre sa légitimité à l’exigence du travailleur de voir la rémunération de son emploi acquérir une stabilité lui donnant « les moyens de vivre » (voir, à ce sujet, J. LE GOFF, Droit du travail et société. Tome I. Les relations individuelles de travail, PUR, 2001, 603 et s.).

La logique de la mensualisation a conduit la Chambre sociale de la Cour de cassation, pendant de nombreuses années, à qualifier de salaire toute somme constituant un élément de rémunération lié à l’organisation de travail par l’entreprise et qui aurait été perçu par l’intéressé s’il avait continué à travailler.

En affirmant désormais péremptoirement qu’il devient sans objet de rechercher si une prime de panier servie à un salarié pour compenser le surcoût du repas consécutif à un travail posté vis à indemniser une sujétion liée à l’organisation du travail, cette prime de panier étant par nature un remboursement de frais, la Cour de cassation ne prend plus en considération l’indemnisation de la sujétion particulière d’un emploi comme un élément de la rémunération sur lequel le travailleur peut compter.

Pour ne prendre pas le risque de la résistance de la part de juges du fond, l’arrêt du 11 janvier 2017 a cassé sans renvoi.

Il est à souhaiter que des conseils de prud’hommes, des tribunaux de grande instance et des cours d’appels, invités dans d’autres affaires à se prononcer sur la qualification à donner à des primes de panier de nuit ou de jour ne se laissent pas intimider et rappellent fermement qu’au vingt et unième siècle le droit du salaire ne saurait être ramené à son ancien régime qui voulait que seul le temps consacré à la fourniture effective de la prestation de travail donne droit à rémunération.


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