Chronique ouvrière

Les six agents et le retraité, tous unis contre l’arbitraire de la SNCF !

dimanche 12 février 2023 par Pascal MOUSSY
CA Grenoble 19 janvier 2023.pdf

La réforme ferroviaire de 2018 a conduit une intersyndicale à inviter les cheminots à observer des journées de grève. Celles-ci ont été programmées sur une durée de 36 jours étalés sur trois mois, du 3 avril au 28 juin 2018.

Le 18 juin 2018, Sud-Rail a organisé sur le quai A de la gare de Grenoble un rassemblement dénommé « grève party » avec l’annonce d’un « barbecue festif » et des « actions surprises ».

Six participants à cette action ont fait l’objet de mises à pied disciplinaires de la part de leurs employeurs respectifs, la société SNCF Voyageurs, la société SNCF Réseau et la société Fret SNCF et un septième, retraité (actif) de la SNCF, a vu ses facilités de circulation suspendues pendant une durée d’un an.

I. Une vérification judiciaire rigoureuse a conduit à la condamnation de la discrimination syndicale.

Les agents sanctionnés ont saisi le Conseil de prud’hommes de Grenoble pour faire constater une discrimination syndicale et pour obtenir l’annulation des mises à pied qui leur avaient été infligées. La juridiction prud’homale a reconnu l’existence d’une discrimination syndicale et a prononcé l’annulation des mises à pied disciplinaires contestées.

L’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble du 19 janvier 2023 a confirmé l’annulation des sanctions disciplinaires constitutives d’une discrimination syndicale par des motifs d’une belle orthodoxie juridique.

L’article 1132-1 du Code du travail dispose qu’aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte en matière de rémunération en raison de ses activités syndicales. L’article L. 2145-1 du même code interdit à l’employeur de prendre en considération l’activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière en matière de rémunération et de mesures disciplinaires.

Il a été précisé que l’exercice d’une activité syndicale n’implique pas nécessairement la qualité de délégué syndical (voir Cass. Crim. 5 mars 1991, n° 90-82.113 ; Bull. crim. n° 112).

La Cour de cassation admet que l’employeur, dans l’exercice de son pouvoir d’individualisation des mesures disciplinaires et dans l’intérêt de l’entreprise, puisse sanctionner différemment des salariés qui ont participé à une même faute, à condition de ne pas pratiquer une discrimination, Cass. Soc. 15 mai 1991, n° 89-42.270 ; Bull. V, n° 236 ; Dr. Ouv. 1991, 464).

Le régime probatoire applicable au contentieux portant sur l’annulation d’une mesure discriminatoire est défini par l’article L. 1134-1 du Code du travail. Il appartient au salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination.

Dans la présente espèce, la Cour d’appel a relevé que la situation des six agents de la SNCF demandeurs avait fait l’objet d’un courrier de l’Inspecteur du travail. Celui-ci avait écrit au directeur de la SNCF ESV Alpes pour lui indiquer que son attention avait été attirée par le syndicat Sud-Rail sur le fait que six salariés affectés à des postes de travail à Grenoble, avaient fait l’objet de sanctions à la suite de leur participation à un rassemblement en gare de Grenoble le 18 juin 2018 dans le cadre d’un mouvement de grève et les agents mis en cause contestaient les faits. L’Inspecteur du travail, dans son courrier, avait fait le constat d’une politique disciplinaire imprégnée d’un fort parfum de discrimination. « Par le choix des sanctions, par le choix des salariés sanctionnés, alors que le rassemblement concernait plusieurs dizaines de salariés, qu’un rassemblement identique s’est tenu le 20 juin à Chambéry sans procédure disciplinaire engagée et du fait du contexte de grève longue, vous semblez avoir choisi de sanctionner des militants grévistes dans le cadre de leur action syndicale ».

La réponse faite au courrier de l’Inspecteur du travail a tenté de lever le soupçon de discrimination avec les arguments suivants. Les procédures disciplinaires ont été engagées pour des faits correspondant à des propos outrageants à l’égard de personnes chargées d’une mission de service public et à une mise en danger d’autrui pour avoir allumé un barbecue dans un lieu ouvert au public et traversé des voies ferrées en dehors des règles de sécurité. Seuls les personnels ayant commis les actes répréhensibles les plus lourds ou ceux pour lesquels les éléments de preuve étaient rapportés ont fait l’objet de procédures disciplinaires, les autres salariés s’étant vu adresser un courrier de rappel à l’ordre (dont une copie anonymisée est jointe). Le caractère discriminatoire ne saurait être retenu au motif que tous les salariés n’avaient pas un mandat de représentant du personnel ou syndical. Un rassemblement identique a bien eu lieu à Chambéry mais il n’a pas donné lieu à l’engagement de procédures disciplinaires alors que les comportements rapportés étaient également fautifs au motif que les éléments de preuve n’ont pas été jugés suffisants pour imputer ces agissements à des agents.

La Cour d’appel a considéré que les employeurs respectifs des salariés mis en cause n’apportaient pas les justifications étrangères à toute discrimination syndicale prohibée permettant d’expliquer que seuls les six salariés requérants aient fait l’objet de sanctions disciplinaires avec une incidence financière.

Pour conclure à cette absence de preuve d’éléments objectifs étrangers à toute discrimination syndicale, les juges d’appel se sont appuyés sur plusieurs constatations.
Tous les salariés sanctionnés n’étaient alors pas représentants du personnel ou investis d’un mandat syndical, deux seulement d’entre eux exerçant des mandats représentatifs. Il n’en demeure pas moins que tous les requérants à l’instance ont participé au rassemblement litigieux à l’appel du syndicat Sud-rail. Il s’ensuit que les employeurs respectifs des agents mis en cause se prévalent à tort du fait que les demandeurs se contentent de faire état de leur investissement auprès du syndicat Sud-rail alors même qu’il ressort des propres explications et pièces de l’employeur que les faits reprochés aux salariés sanctionnés se sont déroulés à l’occasion d’un rassemblement à l’initiative du syndicat Sud-rail dans un contexte d’appel à la grève pendant trois mois correspondant à l’examen d’un projet de réforme gouvernementale de l’organisation du transport ferroviaire. Le fait que des requérants n’aient pu alors avoir aucun mandat est, dès lors, un moyen inopérant puisque le critère pertinent est plus large et embrasse toute activité syndicale.

Une différence de traitement est établie entre les salariés ayant participé au rassemblement de Grenoble et ceux ayant pris part au rassemblement identique organisé à Chambéry, qui n’ont fait l’objet d’aucune sanction. Cette différence de traitement entre les participants aux deux rassemblements n’est pas justifiée par les motifs objectifs et légitimes étrangers à toute discrimination syndicale. L’argument tiré d’une insuffisance des éléments de preuve pour imputer des agissements fautifs aux participants à l’action collective menée en gare de Chambéry ne résiste pas à l’examen. Les employeurs respectifs des agents sanctionnés ont choisi de ne pas produire les éléments concernant le rassemblement de Chambéry, empêchant ainsi la juridiction d’apprécier le caractère insuffisant des éléments de preuve mis en avant pour justifier l’absence d’action disciplinaire.

S’agissant des faits s’étant déroulés à Grenoble, l’employeur se prévaut d’une enquête sur la base de nombreux témoignages de représentants de l’entreprise ou de personnels non-grévistes. Mais il n’est versé aux débats aucun compte-rendu, document, échange ou autre élément matérialisant la réalité de cette enquête interne. Il a seulement été produit des attestations en justice de membres du personnel d’encadrement, dont certains appartenant à la direction, dont le contenu se révèle insuffisant pour apprécier la légitimité de la différence de traitement entre les agents sanctionnés et ceux ayant fait l’objet d’un simple rappel à l’ordre. Il n’est de surcroît même pas justifié du nombre et de l’identité des personnes destinataires d’un rappel à l’ordre.

II. La liberté de manifester ses convictions et la liberté de réunion reconnues au (toujours dynamique) retraité.

L’ancien agent de la SNCF ayant participé au rassemblement organisé le 18 juin 2018 en gare de Grenoble a fait annuler la suspension de ses facilités de circulation pour une durée d’un an.

La Cour d’appel a confirmé le jugement prud’homal en ce qu’il a annulé la mesure de suspension des facilités de circulation du retraité toujours dynamique de la SNCF.

Les juges d’appel ont relevé que l’organisation syndicale organisatrice n’avait pas limité la participation au rassemblement du 18 juin 2018 aux seuls salariés des entreprises concernées et que, dès lors, la société SNCF Voyageurs ne pouvait empêcher d’exercer sa liberté de manifester ses convictions et sa liberté de réunion pacifique.

La liberté de manifester ses convictions est garantie par l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La liberté de réunion pacifique est affirmée par l’article 11 de cette même convention.

Les seconds alinéas des articles 9 et 11 précisent que l’exercice de ces libertés ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la défense de l’ordre, de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

La société SNCF Voyageurs entendait remettre en cause l’exercice par l’agent retraité de ses libertés de manifester ses opinions et de participer à une réunion pacifique en se fondant sur la « RH00246 facilités de circulation des pensionnés retraités sur le réseau SNCF » et notamment sur les dispositions de cette circulaire interne relatives aux « principes de comportement ». Celles-ci soumettent l’octroi des facilités de circulation du retraité de la SNCF à l’observation, pendant les voyages, d’un « devoir de réserve et de discrétion vis-à-vis des salariés en service et des autres passagers ». Il s’agit de « voyager en règle, de ne pas gêner ou choquer les autres passagers et de ne pas alimenter de différend avec le salarié chargé du contrôle ».

La Cour d’appel n’a pu que relever qu’il était inopérant de la part de la SNCF de se prévaloir de ces règles de comportement à observer lors d’un voyage en train pour justifier une quelconque restriction à ces libertés fondamentales que sont la liberté de manifester ses opinions et celle de participer à une réunion pacifique.

Ne pouvant que constater la nullité de la mesure attentatoire à l’exercice de libertés fondamentales, la Cour d’appel de Grenoble a, en toute logique, confirmé l’annulation de la suspension d’un an des facilités de circulation du retraité de la SNCF.


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