Quelques rappels élémentaires sur le changement des conditions de travail des salariés protégés (à propos d’une divergence imaginaire entre les jurisprudences administrative et judiciaire)
La Cour de cassation est des plus catégoriques. « Aucune modification de son contrat de travail, aucun changement de ses conditions de travail ne peuvent être imposés à un représentant du personnel, sans son accord » [1].
En cas de refus, il appartient à l’employeur de demander l’autorisation de licenciement du représentant du personnel réfractaire à l’inspecteur du travail.
Dans un récent article publié dans la revue Droit social, le professeur Jean MOULY a parfaitement résumé la marche à suivre devant le refus opposé par un salarié investi d’un mandat représentatif à un changement de ses conditions de travail.
Dans la première phase, l’employeur qui est confronté au refus doit suspendre provisoirement le changement envisagé et saisir l’inspecteur du travail d’une demande d’autorisation de licenciement. Dans la seconde, au moment de l’instruction de la demande d’exclusion de l’entreprise, « il s’agit, sur le fond, de porter un jugement sur l’attitude du salarié » [2].
Mais Jean MOULY nous surprend lorsque, à l’issue de son analyse du contentieux suscité par chacune des deux étapes (contentieux prud’homal lorsque le salarié protégé conteste une modification unilatérale par l’employeur de ses conditions de travail et contentieux administratif lorsqu’est discutée la légalité de la décision de l’inspecteur du travail accordant ou refusant l’autorisation de licencier suite au refus du changement), il relève un « point de discorde » entre la Chambre sociale de la Cour de cassation et le Conseil d’Etat. Le désaccord porterait « essentiellement sur le pouvoir des salariés protégés de s’opposer à un changement de leurs conditions de travail ». « Le Conseil d’Etat persiste à considérer qu’un tel pouvoir n’existe pas, en décidant que le comportement du salarié qui refuse de se soumettre à la décision de l’employeur revêt un caractère fautif. Au contraire, la Cour de cassation estime, de façon constante, que le salarié ne peut se voir imposer, sans son consentement, un changement de ses conditions de travail, ce dont il se déduit, logiquement, que ce salarié a le pouvoir de le refuser » [3] .
Une lecture attentive des décisions fait effet ressortir que la divergence est imaginaire.
I. Le refus judiciaire d’admettre que l’employeur procède, sans contrôle préalable, à un changement unilatéral susceptible de modifier les conditions d’exercice de l’activité représentative.
La règle posée par la jurisprudence de la Cour de cassation est constante.
L’employeur ne peut imposer au salarié investi d’un mandat représentatif une modification de ses conditions de travail sans avoir préalablement obtenu son accord. Si l’employeur considère que l’opposition au changement empêche le fonctionnement normal de l’entreprise, il peut s’adresser à l’inspecteur du travail pour que celui-ci autorise l’exclusion de l’élément excessivement perturbateur.
Ce qui est fort exactement rappelé par Jean MOULY, mais avec un commentaire entaché d’une inexactitude. « En réalité, l’effet de la jurisprudence judicaire est de soustraire, pour les salariés protégés, le changement des conditions de travail au pouvoir de direction de l’employeur, comme s’il s’agissait d’une modification du contrat » [4].
Ce n’est pas à l’aune de la modification du contrat que la Chambre sociale de la Cour de cassation a construit sa jurisprudence relative au changement des conditions de travail du salarié investi d’un mandat représentatif. C’est la protection statutaire attachée aux conditions d’exercice de l’activité syndicale et représentative qui a présidé à la neutralisation provisoire du pouvoir de réorganisation de l’employeur.
Il a déjà été souligné par Jean-Maurice VERDIER que « l’ensemble des techniques de flexibilité » a été « neutralisé par la présence d’un statut protecteur lié au mandat représentatif » [5] .
D’une manière plus précise, il a été relevé, dès 1978, par un autre auteur avisé, que « la distinction entre modifications substantielles et modifications non substantielles des conditions de travail, jusque-là appliquées aux représentants du personnel comme aux autres salariés, se trouve rejetée au profit d’un critère plus large englobant la modification des conditions d’exercice de l’activité syndicale ». [6]
La motivation de l’arrêt Automobiles Peugeot contre Baratta et syndicat CFDT rendu par la Cour de cassation le 10 mars 1976 fait clairement apparaître que ce n’est pas au nom du contrat et d’une impossible modification unilatérale de celui-ci que le juge des référés prud’homal a pu légitimement neutraliser, en ordonnant le rétablissement de la situation antérieure, le comportement de l’employeur qui avait imposé la mutation d’un salarié investi de mandats représentatifs dans une autre équipe. Ce que les juges ont eu à cœur de sanctionner, c’est l’entrave qui avait été apportée à l’exercice des fonctions représentatives [7] .
Dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs qu’il représente, le salarié investi d’un mandat représentatif bénéficie d’une protection exceptionnelle, qui doit conduire l’employeur, en présence de son refus d’un changement de ses conditions de travail, à soumettre son cas à l’inspecteur du travail dans le cadre d’une procédure d’autorisation de licenciement.
Ce qui est sanctionné par le juge intervenant en matière prud’homale, c’est la tentative patronale de passer en force, sans que l’opposition au changement fasse l’objet d’une discussion contradictoire devant l’inspecteur du travail. Ce qui caractérise l’entrave à l’exercice de l’activité représentative, c’est le fait d’imposer, sans contrôle préalable, la modification des conditions de travail du salarié protégé. Lorsqu’il intervient pour neutraliser ou sanctionner l’exercice irrégulier du pouvoir de direction, le juge prud’homal (plus particulièrement la formation de référé) a juste à constater le caractère unilatéral de la mesure patronale. Il n’a pas besoin de se forger une conviction sur la légitimité du refus du changement.
II. L’inspecteur du travail, saisi de la demande d’autorisation de licenciement du réfractaire, est amené à vérifier l’absence de lien entre le changement des conditions de travail et l’activité représentative.
Jean MOULY émet de fortes réserves sur « l’efficacité de de la protection conservatoire qui serait ainsi mise en place ». « En effet, si l’on admet, avec le Conseil d’Etat, que, malgré le caractère conservatoire de la décision judiciaire, le refus du salarié est, en fin de compte, nécessairement fautif -sous la seule réserve de l’appréciation ultérieure de la gravité de la faute- il faut bien alors convenir que le choix laissé au salarié est plutôt limité : ou se soumettre ou être en faute. On avouera ne pas bien voir en quoi consiste l’avantage que conférerait au salarié protégé une prétendue neutralisation, même provisoire, du pouvoir de direction de l’employeur » [8] .
Ce pessimisme nous semble excessif. Il ne saurait être déduit de la lecture des arrêts du Conseil d’Etat que le salarié protégé qui refuse un changement de ses conditions de travail serait nécessairement amené à ne pas avoir le dernier mot, si jamais son dossier vient jusqu’à l’inspecteur du travail dans le cadre d’une procédure de licenciement.
Pour que l’inspecteur du travail soit tenu de délivrer l’autorisation de licenciement sollicitée, il est exigé que la faute soit d’une gravité suffisante. Cette qualification n’est pas inéluctable, devant s’apprécier in concreto [9] . Le refus du changement des conditions de travail ne sera pas nécessairement considéré comme une faute justifiant le licenciement du salarié investi d’un mandat représentatif. C’est ce qui ressort très nettement de l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 décembre 2009, société Autogrill France. « Il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, d’apprécier si le refus du salarié constitue une faute d’une gravité suffisante pour justifier l’autorisation de licenciement sollicitée, compte tenu de la nature du changement envisagé, de ses modalités de mise en œuvre et de ses effets, tant au regard de la situation personnelle du salarié, que des conditions d’exercice de son mandat » [10] . Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il reste du jeu au réfractaire pour qu’il puisse convaincre, à partir des circonstances de l’espèce, que les modalités de mise en œuvre ou les effets du changement justifient autant son opposition à celui-ci qu’un refus de son licenciement.
Il ne faut ensuite pas oublier que « la seule existence d’une faute « de nature » à justifier le licenciement ne suffit pas à rendre celui-ci légal. D’abord parce que le juge peut retenir un motif d’intérêt général qui s’opposerait au licenciement… Enfin, parce qu’il revient au juge de vérifier de vérifier, même d’office, que le licenciement n’est pas en rapport avec le mandat syndical du salarié » [11] . Et l’arrêt Autogrill le rappelle : « en tout état de cause, le changement des conditions de travail ne peut avoir pour objet de porter atteinte à l’exercice de ses fonctions représentatives » [12] .
La lecture des arrêts déjà rendus par le Conseil d’Etat à l’occasion du contentieux suscité par des décisions administratives se prononçant sur les licenciements de salariés protégés ayant refusé la modification de leurs conditions de travail fait ressortir que le débat n’avait pas porté sur les effets du changement sur les conditions d’exercice de l’activité représentative [13] ou qu’il n’était pas établi de lien avec le mandat [14] .
Il peut être relevé que la légalité d’une décision d’autorisation de licenciement a été consacrée, dans un cas de refus de mutation qui voyait le représentant du personnel préférer rester isolé des autres membres de la collectivité de travail, qui étaient partis après avoir donné leur accord à la mutation refusée par l’élu [15] .
En revanche, le Conseil d’Etat a souligné qu’il ne suffit pas de brandir une clause de mobilité pour obtenir le départ de l’entreprise du salarié investi d’un mandat représentatif qui refuse de changer de site.
L’on sait que la mutation d’un salarié en application d’une clause de mobilité est assimilée à un changement des conditions de travail [16] . Mais le refus de la mise en œuvre de la clause permettant d’exiger que le salarié ne s’accroche pas à son lieu de travail ne permet pas nécessairement à l’employeur d’obtenir l’autorisation de procéder au licenciement. « Il résulte de l’instruction et notamment de la concomitance entre l’acquisition par M… de son mandat et la proposition de mutation qui lui a été faite à un moment où le site de Gaurain n’avait pas encore enregistré de baisse d’activité nécessitant une réduction de la main d’œuvre qui y était employée, que la demande de licenciement était en rapport avec les fonctions syndicales que ce salarié occupait ; … par suite, l’inspecteur du travail et le ministre étaient tenus de refuser l’autorisation de licenciement sollicitée » [17] .
Il y a donc bien un avantage pour le salarié protégé d’avoir obtenu du juge intervenant en matière prud’homale la neutralisation du pouvoir de direction de l’employeur. Celui-ci est obligé de soumettre le dossier du réfractaire à l’inspecteur du travail qui, en traitant la demande d’autorisation de licenciement suscitée par le refus, peut être amené, après avoir examiné les effets que produirait le changement sur les conditions d’exercice du mandat ou après avoir relevé l’existence d’un lien entre la demande d’exclusion et l’activité représentative, à exprimer sa pleine compréhension avec l’opposant en interdisant à l’employeur de procéder à son licenciement.
Et on voit mal en quoi l’appréciation issue de la confrontation par l’autorité administrative des arguments de l’employeur et du salarié protégé concernant la nature et les effets du changement des conditions de travail pourrait révéler une divergence avec la jurisprudence judicaire qui ne fait que rappeler l’interdiction d’une modification patronale unilatérale privant l’intéressé de la possibilité présenter à l’inspecteur du travail les raisons de son refus.
Jean MOULY suggère de mettre fin au soi-disant désaccord en proposant d’avancer le moment du contrôle exercé par l’inspecteur du travail. Celui-ci aurait à se prononcer, non sur une demande de d’autorisation de licenciement, mais sur une demande d’autorisation du changement des conditions de travail. « Dès lors, de deux choses l’une. Ou l’inspecteur accorde l’autorisation et le salarié devrait se plier à la décision de l’employeur, devenue pleinement exécutoire, sauf à lui à exercer les recours à sa disposition. S’il refusait de se soumettre, son refus serait évidemment constitutif d‘une faute et pourrait justifier son licenciement ; celui-ci n’aurait pas besoin d’être spécialement autorisé puisque l’autorisation de mutation vaudrait autorisation de licenciement. Ou l’inspecteur n’accorde pas l’autorisation et le salarié serait évidemment en droit de refuser le changement. L’employeur ne saurait le lui imposer ; il ne lui resterait plus qu’à envisager alors un licenciement pour motif économique, comme, comme pour une modification du contrat, qui devrait de toute façon avoir l’aval de l’inspecteur du travail » [18] .
La proposition suscite la réserve.
Admettons l’hypothèse que l’inspecteur du travail refuse d’autoriser le changement des conditions de travail sollicité, après avoir considéré que la réorganisation projetée est de nature à avoir des répercussions injustifiées sur l’exercice de l’activité représentative. Il serait pour le curieux d’offrir un repêchage à l’employeur en lui ouvrant la voie du licenciement pour motif économique. Ce serait l’encourager à persister dans sa tentative d’entrave (même s’il peut raisonnablement douter du succès).
Mais, plus fondamentalement, l’idée d’une demande pouvant aboutir à une autorisation de licenciement sans que soit explicitement déclarée la perspective du licenciement est de nature à susciter l’inquiétude. L’inspecteur du travail pourrait voir sa vigilance atténuée, s’il perdait de vue, puisque ce ne serait pas mentionné dans la demande présentée par l’employeur, que l’enjeu de sa décision est l’exclusion de l’entreprise du salarié protégé en raison de son activité représentative et qu’il ne s’agit pas seulement d’être l’acteur d’un épisode de l’exécution d’un contrat de travail présenté comme entièrement préservé.
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[1] Cass. Soc. 30 mai 2001, n° 00-60194, Bull. V, n° 197.
[2] J. MOULY, « Le changement dans les conditions de travail des salariés protégés à l’aune des jurisprudences judiciaire et administrative. Légitime divergence ou contrariété de jurisprudence ? », Dr. Soc. 2011, 1090.
[3] J. MOULY, art. préc., 1089.
[4] J. MOULY, art. préc., 1090.
[5] J.M. VERDIER, note sous Cass. Soc. 28 janvier 1988, D., jurisprudence, 459.
[6] N. CATALA, « Les salariés protégés face aux manifestations du pouvoir de direction et du pouvoir disciplinaire de l’employeur autres que le licenciement », Tendances du Droit du travail français contemporain. Etudes offertes à G.H. Camerlynck, Dalloz, 1978, 255.
[7] Cass. Soc. 10 mars 1976, Dr. Ouv. Dr. Ouv. 1977, 20.
[8] J. MOULY, art. préc., 1091.
[9] Y. STRUILLOU a souligné l’esprit de la jurisprudence du Conseil d’Etat, « qui répugne à qualifier in abstracto un comportement donné de faute d’une gravité suffisante » (Y. STRUILLOU, conclusions sous CE 7 décembre 2009, Dr. Soc. 2010, 2010).
[10] CE 7 décembre 2009, Dr. Soc. 2010, 315.
[11] R. KELLER, conclusions sous CE 14 novembre 2008, Dr. Soc. 2009, 420.
[12] CE 7 décembre 2009, préc.
[13] Voir CE 7 février 1986, n° 44322 ; CE 14 novembre 2008, Dr. Soc. 2009, 423.
[14] Voir CE 10 mars 1997, n° 170114 ; CE 1er février 1995, n° 140329.
[15] Voir CE 27 juin 1997, n° 163522.
[16] Cass. Soc. 30 septembre 1997, Dr. Ouv. 1998 ; 162 et s., note P.M.
[17] CE 15 novembre 1996, Dr. Ouv. 1997, 105 et s., note P. M.
[18] J. MOULY, art. préc., 1092 et s.
Pascal MOUSSY
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