Suppression des élections prud’homales : une simple étape du déclin de la démocratie ?
Le premier Conseil des prud’hommes fut créé à Lyon.
A l’origine, l’institution prud’homale, composée essentiellement d’employeurs, était considérée comme un lieu de régulation des relations de travail.
En 1848, celle-ci devint paritaire, c’est-à-dire constituée à parts égales de patrons et d’ouvriers, qui étaient tous électeurs et éligibles. Il s’agissait « d’aborder les conseils de prud’hommes en accord avec les exigences démocratiques du suffrage universel » et « d’établir la jonction entre démocratie et juridiction du travail » [1].
A la fin du XIXè siècle, l’institution devint un lieu de revendication du mouvement ouvrier.
L’instauration des conseils de prud’hommes constituait bien, pour les syndicats,« une victoire sur un univers juridique qui n’avait pas été jusque là si favorable aux travailleurs » [2]
A noter que les femmes ne devinrent éligibles qu’en 1908.
A la fin des années 1970, les organisations patronales et le syndicat force ouvrière remirent en cause le principe de l’élection, réclamant que les conseillers soient désignés par les organisations et non plus élus, au prétexte de trouver des candidats suffisamment compétents sur le plan juridique.
A l’époque, cette position fut fortement combattue par les organisations syndicales CGT et CFDT qui rappelaient constamment le principe de l’élection, seul à même de conférer aux conseillers leur légitimité. [3]
En 1979, la loi Boulin généralisa l’institution à l’ensemble du territoire national et à toutes les branches d’activités. Lors des débats parlementaires préalables à son adoption, le groupe socialiste, par la voix de Monsieur Alain RICHARD, voyait dans « dans les conseils de prud’hommes d’une part une conquête ouvrière, clefs d’un droit du travail réellement protecteur des salariés et condition de cette protection ; d’autre part une expérience particulièrement instructive de participation des citoyens à la justice de leur pays. » [4]
Les organisations patronales et syndicales participèrent à la rédaction des textes de loi et il leur fut confié la préparation et la présentation des listes électorales.
Face aux tentatives récurrentes de transformer le Conseil de Prud’hommes en une juridiction composée de magistrats professionnels entourés d’assesseurs salariés et patronaux, la CGT opposait son attachement à la spécificité de l’institution, fondée sur l’appartenance des conseillers au monde du travail que garantissait l’élection par les justiciables [5].
Trente années plus tard, le Conseil d’État, saisi pour avis sur l’article 8 de la loi du 15 octobre 2010, « complétant les dispositions relatives à la démocratie sociale issues de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 » , estima que des motifs d’intérêt général justifiaient la prorogation, au-delà de 2013, pour deux ans, des mandats des conseillers prud’hommes en fonction, afin de laisser le temps au gouvernement de prévoir une réforme du mode de désignation des conseillers prud’hommes. [6]
Cependant, à la lumière des missions conférées à la Haute Cour : 1) protéger les libertés et droits fondamentaux des personnes, 2) défendre l’intérêt général, 3) veiller à la qualité de la gouvernance publique [7], il semblerait que la première étape ait été oubliée. En effet, de jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel n’autorise la prorogation des mandats électifs que sous réserve qu’elle soit justifiée par un motif d’intérêt général, exceptionnelle, transitoire et limitée dans le temps. [8]
En l’occurrence, le critère du caractère exceptionnel n’était pas rempli, puisque le mandat avait précédent été prorogé d’un an : les élections suivant celles de 2002 n’eurent lieu qu’en 2008.
Le caractère transitoire n’était pas plus atteint : le mandat fut prolongé de près de la moitié de la durée (cinq ans) initialement prévue. [9]
Quant aux électeurs, leur vote ne fut pas respecté, car ils furent trompés sur la durée du mandat.
Lors des débats au sénat, le groupe socialiste s’abstint « sur ce texte dans sa rédaction actuelle. Nous refusons en effet de joindre nos voix à ceux pour qui rien, lorsqu’il s’agit de syndicats et de droits des salariés, c’est encore trop ! [10] ». Cette position fut rappelée à la séance du 16 janvier 2014, par Monsieur Dominique WATRIN, sénateur communiste : « le groupe socialiste s’était opposé au dernier report des élections prud’homales et, par anticipation, à la suppression de l’élection » [11].
Le 22 janvier 2014, sur la base d’un rapport confié par le ministère du travail en 2009 à Monsieur Jacky RICHARD, conseiller d’état, fut présenté au conseil des ministres, par Monsieur Michel SAPIN, ministre socialiste du travail, un projet de loi habilitant le gouvernement à prendre par ordonnance de nouvelles modalités de désignation des conseillers prud’hommes, au prétexte de la faible participation, 25% des salariés et 30% des employeurs, à l’élection prud’homale de 2008 et du coût de celle –ci. Les mêmes motifs avaient été avancés en leur temps au soutien de la suppression des élections des administrateurs de sécurité sociale. On voit le résultat aujourd’hui pour les assurés sociaux. [12]
Le projet de loi instaure la suppression de l’élection prud’homale au profit d’une désignation des conseillers prud’hommes salariés, liée à la représentativité issue de la loi du 20 août 2008 ; étant précisé qu’un régime transitoire, de 2015 à 2017 est mis en place pour le collège employeurs dont on ne sait pas mesurer la représentativité. Une rupture d’égalité entre les deux collèges est ainsi officiellement instaurée, violant le principe de parité. [13]
Très récemment, sous la pression syndicale, hors CFDT, favorable à la désignation [14], qui l’avantage [15], Monsieur Michel SAPIN a décidé le report de la réforme après les élections municipales [16]. Par contre, le gouvernement ne renonce pas à légiférer par voie d’ordonnance, procédure rapide prévue par l’article 38 de la Constitution, qui permet d’éviter le débat parlementaire.
La liberté n’a pas de prix, dit la sagesse populaire, mais le capitalisme a attribué un coût à la démocratie. L’article 5.2.2 du projet de loi relatif à la désignation des conseillers prud’homaux subordonne même celle-ci à l’intérêt de l’entreprise !
Quand la suppression de la dernière élection sociale sera effective, à quel mandat électif s’attaquera-t-on ? Les élections européennes connaissent un fort taux d’abstention, les élections municipales coûtent cher… Faut- il craindre une désignation par les partis politiques des représentants de la nation ?
Face à cette dérive dangereuse, il paraît urgent de réagir afin de stopper le processus de déni démocratique.
Les Conseils de prud’hommes appartiennent aux travailleurs et à eux seuls. Ne laissons pas l’exécutif les en déposséder !
Annexes :
[1] Hélène MICHEL Laurent WILLEMEZ, « Les conseils de prud’hommes entre défense syndicale et action publique », 12, 13, www.gip-recherche-justice.fr/IMG/pdf/159-prudhommes-michel-willemez.pdf
[2] Ibid, p.16
[3] Ibid, p.26
[4] Ibid, p.28
[5] Ibid, p.31
[6] Conseil d’Etat, « L’audience des organisations syndicales dans les très petites entreprises », http://www.conseil-etat.fr/fr/dossiers-thematiques/l-audience-des-organisations-syndicales-dans-les-tres-petites-entreprises-ks0.html
[7] Plaquette de présentation du Conseil d’Etat, http://www.conseil-etat.fr/media/document/plaquettece18pages.pdf
[8] Sénat, « La jurisprudence constitutionnelle relative à la modification de la durée des mandats électifs »
[9] Joëlle GARRIAUD- MAYLAM, sénatrice, motion d’irrecevabilité, 18 mars 2013, http://www.joellegarriaud.com/2013/03/projet-loi-portant-prorogation-mandat-des-membres-lassemblee-des-francais-letranger-motion-dirrecevabilite/
[10] Sénat, séance du 08 juin 2010, http://www.senat.fr/seances/s201006/s20100608/s20100608011.html
[11] Sénat, Elections prud’homales (questions cribles), en pièce jointe
[12] Chantal Verdin, l’Humanité, 16 janvier 2014, « Une élection sociale supprimée par ordonnance », http://www.humanite.fr/social-eco/chantal-verdin-une-election-sociale-supprimee-par-557114
[13] Projet de loi en pièce jointe
[14] Service juridique CFDT, « Vers une suppression des élections prud’homales », http://www.cfdt.fr/portail/le-carnet-juridique/fil-d-actualites/vers-une-suppression-des-elections-prudhomales-prod_178388
[15] Laurent MAUDUIT, « La démocratie sociale en grand danger », http://www.ldh-france.org/region/aquitaine/2013/12/23/la-democratie-sociale-en-grand-danger/
[16] CGT, « Elections prud’homales, première victoire », 21 janvier 2014, http://www.cgt.fr/Premiere-victoire.html