Chronique ouvrière

La justice prud’homale de l’urgence est en danger ! Les patrons et l’Etat sont co-responsables !

mardi 14 février 2012 par Pascal MOUSSY
TGI Paris 18 janvier 2012.pdf

Dans un communiqué du 19 janvier 2012, le Syndicat des Avocats de France a dénoncé des délais prud’homaux manifestement déraisonnables. Pour plaider de nouveau son dossier devant le juge départiteur, un travailleur de la Seine Saint Denis doit attendre entre deux ans et demi et trois ans. Il est monnaie courante que s’écoulent au moins 10 à 12 mois entre l’audience de conciliation et l’audience de jugement et, après les plaidoiries, il faut encore patienter des mois pour obtenir le prononcé de la décision, puis l’envoi du jugement, qui prend encore le plus souvent plusieurs semaines. Le SAF n’a donc pu que se féliciter de l’intervention de seize jugements rendus la veille par le Tribunal de grande instance de Paris condamnant l’Etat à verser des dommages et intérêts allant de 1.500 à 8.500 euros (outre une indemnité de 2.000 euros pour les frais de procédure engagés) à des salariés victimes du fonctionnement défectueux du service de la justice.

I. L’Etat doit prendre au sérieux l’exigence de célérité attendue d’une procédure prud’homale de l’urgence.

La lecture de l’un de ces jugements témoigne d’une durée de la procédure « incontestablement déraisonnable ». Trois années et cinq mois s’étaient écoulés entre la saisine du conseil de prud’hommes et la décision du conseil en sa formation de départage et près de deux ans jusqu’à la date de fixation devant le pôle 6 (chambre 5) de la cour d’appel. Ce qui était anormalement long. D’autant plus qu’il s’agissait d’une affaire relative à une demande de requalification de contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée qui aurait dû être traitée « avec une célérité particulière ».

L’article L. 1454-2 du Code du travail organise en effet dans ce cas une procédure d’urgence en prévoyant que « lorsque le conseil de prud’hommes est saisi d’une demande de requalification d’un contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, l’affaire est directement portée devant le bureau de jugement qui statue au fond dans le délai d’un mois suivant sa saisine ».

Et, concernant le départage, il ressort des dispositions de l’article L. 1454-2 du même code que l’affaire doit être reprise dans le délai d’un mois.

Avant d’entrer en voie de condamnation, le Tribunal de grande instance de Paris a rappelé l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judicaire, selon lequel « l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice, sa responsabilité n’étant engagée que par une faute lourde, constituée par une déficience caractérisée par un fait ou par une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi, ou par un déni de justice ».

Il s’est également appuyé sur l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux termes duquel « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».

Le Tribunal n’a pu que relever que « la procédure ne présentait pas un caractère de complexité particulière, l’obligation des parties de communiquer les pièces et écritures étant sans effet sur la date de fixation de l’audience, en l’absence de mise en état de la procédure orale du conseil de prud’hommes ». Il a également constaté que « l’éventuelle difficulté rencontrée par les magistrats dans l’appréciation des demandes à l’issue de l’audience de jugement n’expliquent pas plus la durée excessive entre l’audience du bureau du jugement s’étant mise en partage et la date de l’audience présidée par le juge départiteur, le délai de fixation ne s’expliquant que par l’encombrement récurrent et ancien de ce tribunal ».

Le Tribunal de grande instance a considéré que la responsabilité de l’Etat était engagée, après avoir souligné que l’Etat avait l’obligation « de prendre toutes les mesures utiles afin d’assurer aux justiciables la protection juridictionnelle effective qu’il leur doit, alors surtout que législateur a prévu de répondre aux besoins des demandeurs saisissant la juridiction du travail en fixant des délais de traitement particulièrement brefs » et que « l’agent judicaire du Trésor ne rapporte pas la preuve que des mesures particulières ont été prises par le ministère de la justice ou la juridiction en cause, afin de rechercher une solution pérenne aux difficultés rencontrées par le conseil de prud’hommes de Bobigny ».

La condamnation prononcée ici mérite une pleine approbation.

Il ne saurait admis que les dispositions spéciales du Code du travail mettant en place en place une procédure d’urgence de requalification des contrats précaires irrégulièrement conclus soit privées d’efficacité en raison d’un délai anormal de fixation de la date de l’audience de départage.

Mais l’enjeu attaché à l’intervention en temps utile du juge départiteur ne s’arrête pas à la procédure de requalification du contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée. Il concerne toute la justice prud’homale de l’urgence.

II. L’audience de départage doit se tenir en temps utile.

Depuis la promulgation du décret du 12 septembre 1974, qui a pris en compte le caractère alimentaire de certaines demandes présentées par le salarié, le bureau de conciliation s’est vu reconnaître le pouvoir de prendre des ordonnances, pour que le demandeur de justice prud’homale ne souffre pas trop de l’attente de l’issue du procès.

Tout le monde sait que la fréquence d’intervention juridictionnelle du bureau de conciliation, avec un taux d’environ 5 %, est d’une fort faible intensité (voir, à ce sujet, P. MOUSSY, « A propos de l’article R. 516-0 du Code du Travail (Existe-t-il une approche syndicale du procès prud’homal ?) », Dr. Ouv. 1998, 150).

Et cela, parce que les conseillers employeurs ont pour consigne de jouer la montre et de ne rien lâcher avant le bureau de jugement.

Cette évidente obstruction patronale ne semble pas stimuler les conseillers salariés à se mettre en partage de voix pour faire vivre le pouvoir du bureau de conciliation de prendre des ordonnances qui auraient des effets des plus bénéfiques pour les salariés en détresse.

Il a été relevé que la durée des délais de fixation de l’audience de départage ne favorise pas l’attachement à défendre des positions de principe. « En effet, notamment face à la menace du départage et à ses délais interminables, les conseillers salariés sont quelquefois incités, dans le cadre du délibéré, à transiger, notamment sur les quantums de dommages et intérêts, pour éviter au salarié d’attendre pendant des années qu’il soit statué sur son affaire » (Maude BECKERS, note sous TGI Bobigny, 17 avril 2008, TGI Paris, 27 octobre 2010, TGI Paris, 20 octobre 2010, Dr. Ouv. 2011, 176).

Pour justifier leur totale inertie devant le refus des conseillers employeurs d’appliquer les textes conférant au bureau de conciliation des pouvoirs juridictionnels, des conseillers prud’hommes pragmatiques font valoir que le délai d’intervention du juge départiteur est tellement long que la tenue de l’audience du bureau de jugement viendra bien avant celle consacrée au départage suscité par la demande d’ordonnance…

Il est également prévu par les textes que le service des urgences prud’homales soit assuré par la formation des référés. Celle-ci est investie du pouvoir d’ordonner promptement la remise en état permettant de faire cesser un trouble manifestement illicite ou de prendre toute mesure destinée à prévenir un dommage imminent.
L’enthousiasme des conseillers employeurs pour prendre le plus rapidement possible des ordonnances neutralisant de manière exemplaire l’arbitraire patronal étant des plus mitigés, le départage est souvent de rigueur.

L’audience de départage doit elle aussi obéir au régime de l’urgence. Aussi, les dispositions du Code du travail sont-elles formelles. « En cas de partage des voix au sein de la formation de référé, l’affaire est renvoyée à une audience présidée par le juge départiteur. Cette audience est tenue sans délai et au plus tard dans les quinze jours du renvoi » (art. R. 1454-29).

Cette exigence d’une tenue la plus rapprochée de l’audience de départage est des plus logiques. « Le référé suppose un juge qui soit présent et en quelque sorte à la disposition du plaideur » (J. BUFFET, « La nouvelle procédure prud’homale », Dr. Soc. 1975, 258).

Le caractère défectueux du fonctionnement du service de la justice est dès lors manifeste, si l’audience de départage intervient à une date incompatible avec l’exigence de célérité attendue d’une procédure d’urgence.

Il y a déjà plusieurs années, le Tribunal de grande instance de Tarascon, après avoir constaté un délai anormalement long de fixation de l’audience de départage d’une affaire prud’homale, a condamné l’Etat à réparer le dommage causé à une salariée par le fonctionnement défectueux du service de la justice (TGI Tarascon, 20 juin 2003, Dr. Ouv. 2004, 93).

Le dispositif de la décision ne peut qu’entraîner l’adhésion, même si des passages de la motivation sont de nature à susciter quelques réserves. « Le constat fait par des juges élus sur des critères exclusivement syndicaux pour appliquer un droit de plus en plus touffu et complexe, à qui il n’est pas demandé d’être des juristes, qu’ils ne peuvent dégager une solution au litige susceptible de recueillir une majorité parmi eux alors qu’ils siègent en nombre pair, ne peut être considéré comme un dysfonctionnement en soi… L’intervention du juge départiteur est la seule garantie que le droit ne sera pas sacrifié aux opinions antagonistes des membres du bureau du jugement et doit donc être considéré comme une modalité du fonctionnement « normal » du Conseil de prud’hommes ».

Le conseiller prud’homme salarié élu sur liste syndicale ne saurait légitimement être assimilé a priori comme un brutus incapable de maîtriser le syllogisme juridique. S’il se met en partage de voix lors du délibéré de la formation de référé, c’est parce qu’il compte bien convaincre le juge départiteur par une argumentation nourrie par une étude attentive des sources du droit du travail et une interprétation offensive de celles-ci.

En tout état de cause, « créer une véritable justice civile de l’urgence » est une condition incontestable du « procès équitable » (voir S. GUINCHARD et autres, Droit processuel. Droit commun et droit comparé du procès équitable, 4e éd., Dalloz, 2007, 1068).

Agir avec détermination pour obtenir un fonctionnement satisfaisant du service des urgences de la justice prud’homale est sans nul doute une exigence de l’heure.


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