Chronique ouvrière

Refus de la modulation du temps de travail : le Conseil d’Etat invite à passer la loi Warsmann sur le grill !

samedi 7 avril 2012 par Pascal MOUSSY
CE 2 avril 2012.pdf

A la fin de l’année 1999, la société Autogrill Côte France a conclu un accord d’aménagement et de réduction du temps de travail dans le cadre de la loi n° 98-461 du 13 juin 1998, dite loi « Aubry I ». Cet accord prévoyait la mise en place d’une modulation de la durée hebdomadaire de travail, avec une alternance de périodes hautes et basses, la durée hebdomadaire sur l’année étant fixée à 35 heures et la durée annuelle à 1600 heures.

Au lendemain du 1er mai 2000, une employée de restauration de cette société, membre suppléante du comité d’entreprise, informait son employeur qu’elle refusait la modulation de son temps de travail prévue par l’accord collectif.

I. Le refus de la modulation n’est pas à lui seul une faute d’une gravité suffisante de nature à justifier le licenciement d’un « salarié protégé »…

La procédure spéciale de licenciement applicable aux « salariés protégés » était alors engagée. L’inspecteur du travail refusait d’autoriser le licenciement. Sur recours hiérarchique, le ministre de l’emploi et de la solidarité annulait la décision de refus et délivrait à l’employeur l’autorisation de procéder au licenciement.

Le Tribunal administratif de Dijon rejetait la requête tendant à l’annulation de l’autorisation ministérielle mais son jugement devait être annulé par la Cour administrative d’appel de Lyon, qui procédait également à l’annulation de la décision du ministre autorisant le licenciement.

La Cour administrative d’appel a reproché au ministre de ne pas avoir recherché si, compte tenu des droits de l’intéressée, l’atteinte que son refus de la modulation du temps de travail était susceptible de porter aux intérêts de son employeur et des autres salariés de l’entreprise pouvait constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement (voir CAA Lyon, 12 décembre 2006, AJDA 2007, 694).

Saisi d’un pourvoi par l’employeur, le Conseil d’Etat, souscrivant à l’assimilation de l’opposition à la modulation du temps de travail à un refus d’un changement de ses conditions de travail, a posé le principe qu’il était nécessaire de se placer sur un terrain disciplinaire pour porter une appréciation sur le refus de la modulation et est entré en voie de cassation, après avoir considéré que la Cour administrative d’appel avait commis une erreur de droit en affirmant que le refus de l’intéressée n’était, par lui-même, constitutif d’aucune faute (voir CE, 7 décembre 2009, Dr. Soc. 2010, 315).

L’arrêt du 12 décembre 2006 était donc cassé et l’affaire était renvoyée devant la Cour administrative d’appel de Lyon qui, par un arrêt du 24 août 2010, annulait de nouveau le jugement du Tribunal administratif de Dijon et la décision ministérielle autorisant le licenciement.

Le second pourvoi formé par la société Autogrill Côte France donnait l’occasion de revenir devant le Conseil d’Etat.

Par son arrêt du 2 avril 2012, le Conseil d’Etat, a cassé l’arrêt de la cour administrative d’appel qui avait commis une irrégularité de procédure. Amené à régler l’affaire au fond, il a procédé à l’annulation de la décision d’autorisation de licenciement en reprochant au ministre d’avoir estimé que la faute reprochée à l’intéressée était d’une gravité suffisante pour justifier son licenciement du seul fait que celle-ci avait refusé la modification de ses horaires de travail. L’autorité administrative aurait dû « rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, le licenciement était justifié compte tenu de la nature du changement envisagé, de ses modalités de mise en œuvre et de ses effets, au regard tant de la situation personnelle de la salariée, que des conditions d’exercice de son mandat ».

La modulation du temps de travail n’est pas assimilée par le Conseil d’Etat à une modification du contrat de travail. Mais le salarié concerné par la procédure spéciale de licenciement n’est pas pour autant tenu d’accepter les nouveaux horaires résultant de la modulation, sous peine d’exclusion de l’entreprise. Il doit être tenu compte des effets du changement, non seulement sur les conditions d’exercice de son activité syndicale et représentative mais aussi sur sa situation personnelle.

II. ... comme il ne suffit pas à entraîner automatiquement la sanction ou l’exclusion du travailleur qui refuse de voir sa personne broyée par l’impératif d’adaptation aux rythmes de production de l’entreprise.

L’arrêt du 2 avril est bien venu au moment où vient d’être publiée la loi Warsmann de simplification du droit (loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, JO du 23 mars 2012, p. 5226).

L’article 45 de la loi Warsmann dispose que « la mise en place d’une répartition des horaires sur une période supérieure à une semaine et au plus égale à l’année prévue par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail ».

Il a été relevé par le commentateur de Liaisons sociales (n° 16053 du 2 mars 2012) que cette nouvelle disposition légale vient contrecarrer la jurisprudence de la Cour de cassation qui, par un arrêt du 28 septembre 2010, a posé le principe que « l’instauration d’une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l’accord exprès du salarié » (Cass. Soc. 28 septembre 2010, Dr. Soc. 2011, 154).

Cette solution a recueilli la pleine approbation de certains. « L’inconvénient de la modulation peut aussi se faire sentir au niveau des rythmes de vie des salariés, soumis à des variations parfois importantes de leur durée hebdomadaire de travail. Leur vie personnelle et familiale peut s’en trouver compliquée. Pour toutes ces raisons, la question de » savoir si l’accord mettant en place une modulation du temps de travail s’impose aux contrats de travail présente un intérêt indéniable » (Fl. CANUT, « Modulation du temps de travail et modification du contrat de travail : la Cour de cassation maintient le cap », Revue de Droit du Travail, 2010, 725 et s.).

Mais d’autres ont manifesté leur réprobation. « Affirmer (…) que la modulation est un élément du contrat de travail, c’est bafouer la règle de primauté de l’horaire collectif… Si l’on prend en considération que les « bouleversements » des conditions de travail en résultant peuvent ne pas être très importants, on en arrive, au vu de cette jurisprudence, à sacrifier l’intérêt de la collectivité du personnel à l’intérêt (apparent) de chaque salarié » (J. BARTHELEMY, « Modulation des horaires et contrat de travail », Dr. Soc. 2011, 153).

La critique semble avoir porté ses fruits. La loi Warsmann a sorti la modulation du champ de la modification du contrat de travail. Et ce réajustement a été consacré par le Conseil constitutionnel. « Considérant qu’il résulte des travaux préparatoires de la loi déférée qu’en permettant que la répartition des horaires de travail sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l’année ne constitue pas en elle-même une modification du contrat de travail exigeant un accord préalable de chaque salarié, le législateur a entendu conforter les accords collectifs relatifs à la modulation du temps de travail destinés à permettre l’adaptation du temps de travail des salariés aux rythmes de production de l’entreprise ; que cette possibilité de répartition des horaires de travail sans obtenir l’accord préalable de chaque salarié est subordonnée à l’existence d’un accord collectif, applicable à l’entreprise, qui permet une telle modulation ; que les salariés à temps incomplet sont expressément exclus de ce dispositif ; qu’il s’ensuit que ces dispositions, fondées sur un motif d’intérêt général suffisant, ne portent pas à la liberté contractuelle une atteinte contraire à la Constitution » (Cons. constit., décision n° 2012-649 du 15 mars 2012).

C’est donc un souci affiché d’une prééminence de l’intérêt collectif qui a conduit à ranger la mise en place de l’accord de modulation du temps de travail dans la catégorie des changements des conditions de travail relevant du pouvoir de direction de l’employeur.

Mais la seule référence à la prérogative patronale (tenant ici sa légitimité d’une négociation collective soucieuse d’une efficacité optimale de l’entreprise) ne saurait suffire à anéantir toute velléité de refus de la part du salarié.

Il y a encore peu de temps, la Cour de cassation a souligné que la règle qui veut que la nouvelle répartition du travail sur la journée relève du pouvoir de direction a ses limites. Le changement d’horaires ne doit pas porter une atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos (voir Cass. Soc. 3 novembre 2011, n° 10-14702, Dr. Soc. 2012, 180).

L’arrêt a été remarqué. « Dans cette vision qui fait du salarié un cocontractant au sens fort et un titulaire de droits fondamentaux opposables y compris face au chef d’entreprise, il faut admettre que le temps de repos est bien un temps libre, un temps pendant lequel le salarié n’est plus subordonné et n’a plus obligation d’obéir aux ordres de l’employeur. Ordonner un changement d’horaire, c’est exiger travail et obéissance pendant un temps qui était précédemment considéré comme temps de repos » (E. DOCKES, « Contrat et répartition du temps de travail : une jurisprudence en chantier », Dr. Soc., 2012, 150).

L’arrêt Autogrill Côte France du 2 avril dernier, rallume la flamme de la résistance en rappelant qu’avant de conclure à l’inéluctabilité du licenciement du réfractaire à la modulation, on doit s’interroger sur les effets du changement d’horaire sur la situation personnelle de celui qui entend préserver ses conditions de travail et de vie.

Avant de mettre place la modulation du temps de travail permise par l’accord collectif, l’employeur n’est pas tenu de solliciter l’accord préalable de chacun des salariés de l’entreprise. Mais il n’est pas pour autant autorisé à passer en force et à procéder à l’exclusion de celui qui fait valoir que les modalités de mise en œuvre et les effets du changement des horaires de travail perturbent d’une manière injustifiée et disproportionnée sa vie personnelle et familiale ou son droit au repos.

Il appartient dès lors au juge, en cas de contestation de la sanction disciplinaire ou de la mesure d’exclusion de celui qui a refusé de voir sa vie personnelle excessivement remise en cause par la mise en œuvre de l’accord de modulation, d’apprécier si, dans les circonstances de l’espèce, la référence à l’intérêt de la collectivité du personnel à s’adapter à la réactivité économique de l’entreprise ne sert pas de fondement à un changement des conditions de travail mettant indûment entre parenthèses la personne qu’est censée être le travailleur.


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