La protection attachée au mandat prud’homal soumise à un renversement de la charge de la preuve
Les articles L. 2411-1-17° et L. 2411-22 du Code du travail confèrent au conseiller prud’homme une protection spéciale contre le licenciement. Celui-ci ne peut intervenir qu’après autorisation de l’inspecteur du travail.
En cas de mise à la retraite, le conseiller prud’homme bénéficie de la protection spéciale applicable au licenciement. C’est la méconnaissance du statut protecteur qui a conduit un directeur des ressources humaines mis à la retraite sans autorisation préalable de l’inspecteur du travail, alors qu’il exerçait le mandat de conseiller prud’homal dans le collège employeur, à initier le contentieux qui a donné l’occasion à la Cour de cassation de rendre l’arrêt intervenu le 14 septembre 2012.
L’arrêt pose en premier lieu le principe que la protection assurée au conseiller prud’homme d’un mandat extérieur à l’entreprise, dont l’employeur n’a pas nécessairement connaissance.
Il rappelle ensuite que, par sa décision du 14 mai 2012, le Conseil constitutionnel a dit que les dispositions découlant de l’exercice d’un mandat extérieur à l’entreprise assurant une protection au salarié « ne sauraient, sans porter atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, permettre au salarié de se prévaloir d’une telle protection dès lors qu’il est établi qu’il n’en a pas informé son employeur au plus tard lors de l’entretien préalable au licenciement [1] ».
L’arrêt du 14 septembre 2012 en déduit que « le salarié, titulaire d’un mandat de conseiller prud’homal mentionné par l’article L. 2411-1-17 du code du travail ne peut se prévaloir de cette protection que si, au plus tard lors de l’entretien préalable au licenciement ou, s’il s’agit d’une rupture ne nécessitant pas un entretien préalable, au plus tard avant la notification de l’acte de rupture, il a informé l’employeur de l’existence de ce mandat ou s’il rapporte la preuve que l’employeur en avait alors connaissance ».
La Cour de cassation opère ainsi, au détriment du salarié qui revendique la protection attachée au mandat prud’homal, un renversement de la charge de preuve qui ne saurait recueillir l’approbation.
I. Jusqu’alors, l’employeur ne pouvait légitimement se prévaloir d’un droit à l’ignorance.
Au début de l’année 2001, la revue Droit social publiait un arrêt de la Cour de cassation qui, après avoir souligné que « les résultats des élections prud’homales étant opposables à tous et la liste des conseillers élus qui est publiée au recueil des actes administratifs de la préfecture, pouvant être consultée par l’employeur, celui-ci ne peut justifier du non-respect de la procédure spéciale de licenciement par son ignorance du statut de conseiller prud’homme du salarié ».
Dans des observations sous cet arrêt, Jean SAVATIER trouvait la solution « rigoureuse » : « car l’employeur était sans doute de bonne foi en licenciant un salarié, qui venait d’être élu conseiller prud’homme sans respecter le statut protecteur des conseillers prud’hommes prévu par l’article L. 514-2 ». Il relevait que « plusieurs cours d’appel ont décidé qu’il appartenait au conseiller prud’homme, se prévalant du statut protecteur contre le licenciement, d’établir que l’employeur avait connaissance de son mandat électif lorsqu’il l’a licencié », avant de conclure : « Il est regrettable que la Cour de cassation n’ait pas cru devoir adopter cette solution. Il est vrai que le présent arrêt n’est pas destiné à être publié au Bulletin, ce qui peut faire douter qu’il soit appelé à faire jurisprudence [2] ».
Il avait sans soute échappé à l’éminent professeur que l’arrêt qu’il critiquait ne proposait pas une solution nouvelle et isolée dans la mesure où il était la quatrième édition d’une jurisprudence constante ayant déjà eu en 1998 les honneurs du Bulletin [3].
La Cour de cassation devait ensuite, par son arrêt du 22 septembre 2010, renforcer son refus du droit à l’ignorance revendiqué par l’employeur en posant le principe que « la protection du conseiller prud’homme court à compter de la proclamation des résultats des élections le lendemain du jour du scrutin prévue par l’article D. 1441 du code du travail, indépendamment de la publication au recueil des actes administratifs de la préfecture du département prévue par l’article D. 1441-164 du même code [4] ».
Mais les juges se sont trouvés confrontés à des dérives d’ordre monétaire qui les ont amené à limiter les effets de la protection.
Le conseiller prud’homme licencié en violation du statut protecteur, qui ne demande pas sa réintégration, peut solliciter une indemnisation égale aux salaires restant à courir jusqu’à l’expiration de la période de protection, dans la limité de trente mois [5]. Ce qui a conduit quelques petits malins (la plupart du temps des conseillers prud’hommes siégeant dans le collège employeur, si l’on se reporte aux décisions rendues en la matière) à dissimuler leur qualité d’élu prud’homal pour obtenir de substantielles indemnités de départ.
Le conseiller prud’homme qui s’abstient délibérément d’évoquer son statut de salarié protégé et laisse se poursuivre une procédure de licenciement qu’il sait irrégulière est considéré comme manquant à son « obligation de loyauté » à l’égard de l’employeur. Par son arrêt du 16 février 2011, la Cour de cassation a posé le principe que ce manquement peut avoir une incidence sur le montant de l’indemnisation due au titre de la violation du statut protecteur [6]. Mais « les seules conséquences possibles sont indemnitaires et pourraient aller jusqu’à la suppression de l’indemnisation du statut protecteur [7] ». L’arrêt du 16 février 2011 rappelle que seule l’hypothèse de la « fraude » permet de priver le conseiller prud’homme de la protection attachée à son mandat.
La « fraude » a notamment été caractérisée dans les deux cas suivants.
Le salarié, en sa qualité de chef du personnel, était titulaire d’une délégation d’autorité qui lui avait permis d’être candidat aux élections prud’homales dans le collège employeur. C’était lui qui était chargé de mettre en œuvre le plan social et de solliciter l’autorisation administrative de licenciement pour les salariés protégés. Il avait « oublié » de se signaler auprès de l’inspection du travail… [8]
L’intéressé était le responsable de l’établissement français d’une société suédoise. Il lui incombait, de par ses fonctions très étendues, de faire connaître et respecter par la direction suédoise la législation française. Etant en charge de son propre dossier de licenciement, il avait sciemment agi en méconnaissance de sa protection statutaire [9].
Mais en dehors du cas d’agissements frauduleux de la part du salarié particulièrement averti qui profite de la dissimulation pour rentabiliser un maximum le mandat prud’homal, l’employeur ne pouvait revendiquer un droit à l’ignorance pour légitimer l’inobservation de la procédure spéciale de licenciement.
Un renversement va s’opérer en sa faveur à partir de l’obligation d’information que la décision du Conseil constitutionnel du 14 mai 2012 va mettre à la charge du salarié titulaire d’un mandat extérieur à l’entreprise.
II. Aujourd’hui, le salarié qui revendique la protection est débiteur d’une obligation d’information qui lui attribue toute la charge de la preuve.
Lorsque l’employeur, pour justifier l’inobservation de la procédure de licenciement applicable au salarié protégé, invoquait des agissements frauduleux de la part de l’élu prud’homme, il devait en toute logique rapporter la preuve de la fraude [10].
Il a été relevé, au début des années 1970, que le licenciement irrégulier d’un représentant élu ou syndical porte atteinte à une « liberté publique fondamentale » : « l’agissement de l’employeur ne lèse pas seulement le salarié dont le statut protecteur est violé mais l’ensemble des salariés de l’entreprise qui ont un droit à être représentés auprès de la direction, par leur représentants élus ou syndicaux [11] ».
Cette dimension de liberté publique ne concerne pas uniquement les mandats internes à l’entreprise et vaut également pour les mandats extérieurs. Si l’on prend le cas du mandat prud’homal, il ne fait guère de doute que le licenciement qui s’affranchit du statut protecteur est une attaque contre le doit des participants à l’élection prud’homale à être garanti que l’élu de leur choix n’a pas perdu son emploi à cause de l’ exercice de son mandat.
Cette prise en compte de l’importance de la protection de l’exercice d’une liberté fondamentale a déjà conduit la Chambre criminelle à adopter une position très stricte en matière probatoire. S’il veut éviter la condamnation, il appartient à l’employeur accusé par un représentant du personnel d’avoir remise en cause l’exercice d’une liberté publique, par la mise en œuvre de mesures unilatérales affectant les conditions d’exercice du mandat, de « rapporter la preuve que ces mesures étaient pleinement justifiées [12] ».
D’une manière générale, la protection des libertés publiques vue à partir du principe de non-discrimination, confère des obligations probatoires particulières à l’employeur qui fait l’objet d’une action en justice. L’article 1134-1 du Code du travail est bien loin de faire peser sur le salarié tout le fardeau de la preuve [13].
La décision du Conseil constitutionnel du 14 mai 2012 amorce une rupture avec le mécanisme probatoire qui attribue à l’employeur la charge de prouver qu’il n’a pas voulu remettre en cause l’exercice d’une liberté publique.
Le salarié titulaire d’un mandat extérieur à l’entreprise ne saurait se prévaloir de la protection spéciale conte le licenciement « dès lors qu’il est établi qu’il n’en a pas informé l’employeur au plus tard lors de l’entretien préalable au licenciement ».
La formulation ici retenue ne fait pas peser sur l’employeur la charge de la preuve du défaut d’information lors de l’entretien préalable. Elle ne transfère pas non plus le fardeau probatoire sur le salarié. Elle semble renvoyer à un rôle actif du juge.
Mais la dynamique est lancée qui a conduit la Chambre sociale de la Cour de cassation, par son arrêt du 14 septembre 2012, à poser le principe d’un renversement en rajoutant que le salarié titulaire d’un mandat prud’homal ne peut légitimement aspirer à la protection que « s’il rapporte la preuve » que l’employeur avait connaissance de ce mandat.
Il a été relevé que « cette preuve dont la charge repose intégralement sur le salarié sera néanmoins difficile à rapporter [14] ».
Mais, indépendamment des éventuelles difficultés que peut rencontrer le salarié pour réunir des documents ou des attestations mettant en évidence que l’employeur ne pouvait ignorer sa qualité d’élu prud’homal, c’est le principe-même de l’attribution de la charge de la preuve sur celui qui se plaint de l’atteinte à l’exercice d’une liberté publique qui suscite la réprobation.
Le Conseil constitutionnel n’est pas allé jusqu’à opérer un total renversement de la charge de la preuve au détriment du salarié titulaire d’un mandat extérieur. La formulation de sa décision du 14 septembre 2012 confère au juge la mission de vérifier la réalité du défaut d’information de l’employeur.
Il serait souhaitable que la cour de renvoi le rappelle à la Cour de cassation en entrant en voie de résistance et en ne souscrivant pas au système probatoire élaboré par l’arrêt du 14 septembre 2012.
Il faudra, pour cela, qu’elle ait conscience que le renversement mis en œuvre par la Cour de cassation nuit à l’efficacité de la protection de celui qui veut continuer à occuper son emploi tout en exerçant une liberté publique (en l’occurrence celle de participer à la justice prud’homale) et que l’enjeu du refus du renversement total de la charge de la preuve sur le titulaire du mandat prud’homal dépasse le cas d’espèce qui lui est soumis, celui d’un DRH visant à arrondir substantiellement ses indemnités de départ à la retraite.
[1] Cons. constit., 14 mai 2012, déc. N° 2012-242 QPC, Dr. Ouv ; 2012, 621 et s.
[2] J. SAVATIER, observations sous Cass. Soc. 22 novembre 2000, Dr. Soc. 2001, 211).
[3] Cass. Soc. 9 juin 1998, Bull. V, n° 314, RJS 1998, n° 894 ; Cass. Soc. 2 décembre 1998 ; RJS 1999, n° 254 ; Cass. Soc. 20 juin 2000, RJS 2000, n° 987.
[4] Cass. Soc. 22 septembre 2010, n° 09-40968, Bull. n° 191.
[5] Voir Liaison sociales n° 15802 du 24 février 2011.
[6] Cass. Soc. 16 février 2011, n° 10-10592, Bull. V, n° 51.
[7] Liaison sociales n° 15802 du 24 février 2011.
[8] Cass. Soc. 6 avril 2005, n° 03-42894.
[9] Cass. Soc. 29 septembre 2009, n° 08-43997.
[10] Voir, comme exemples de la charge de la preuve de la preuve de la fraude sur celui qui l’invoque, Cass. Soc. 23 novembre 2005, n° 04-41784 ; Cass. Soc. 12 juillet 2006, n° 04-46455.
[11] J.M VERDIER, « Du contrat au statut et du droit individuel aux libertés publiques », JCP 1971, I, 2422.
[12] Cass. Crim. 29 mars 1994, Dr. Ouv. 1995, 211.
[13] « Lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte…
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »
[14] Liaisons sociales n° 16184 du 19 septembre 2012.
Pascal MOUSSY
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