Chronique ouvrière

Renault-Cléon : les juges retiennent que la dégradation des conditions de travail est à l’origine d’un suicide

mercredi 17 octobre 2018 par Régis LOUAIL
CA Rouen 11 avril 2018.pdf

Dimanche 29 mai 2011, un jeune mécanicien du Département des ateliers centraux de l’usine Renault de Cléon – père de 3 enfants – s’était suicidé à son domicile. Estimant que son suicide présentait un lien de causalité avec ses conditions de travail, la majorité des membres du CHSCT avait voté une demande d’expertise afin de déterminer, entre autres, « les causes internes au travail pouvant contribuer à des gestes contre soi-même », à « analyser les risques professionnels liés à la souffrance au travail et la santé psychologique des salariés » et « à analyser les modes de management, les relations de travail et leurs incidences sur la santé des travailleurs ».

Renault avait alors saisi le Tribunal de Grande Instance d’un recours en annulation de cette expertise qu’il obtiendra le 5 janvier 2012, annulation confirmée par un arrêt de la Cour d’appel du 13 novembre 2012. Mais il doit être précisé que la Cour d’appel n’avait débouté le CHSCT qu’au motif que « la mission d’expertise n’identifie pas de risque précis constaté et charge plutôt l’expert d’un audit des conditions de travail et de leurs répercussions possibles sur la santé psychologique des salariés ». A cette occasion, contrairement à ce qui sera plaidé par la Société Renault, ni le Tribunal de Grande Instance, ni la Cour d’Appel ne s’étaient prononcés sur la réalité ou non des problèmes soulevés dans l’assignation du CHSCT.

Suite à ces décisions, la veuve du salarié avait réclamé une déclaration d’accident à l’entreprise, qu’elle n’obtiendra qu’avec difficulté. Mais la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de l’Eure refusera de le prendre en charge au titre de la législation professionnelle, estimant que « les éléments en [sa] possession ne [lui] permett[aient] pas de reconnaître le caractère professionnel de l’accident suivi du décès déclaré ».

La Commission de recours amiable de la CPAM postulera quant à elle que « l’existence d’un accident dont aurait été victime l’assuré social, au temps du travail le 29 mai, n’est pas démontrée », « le fait accidentel allégué s’étant produit au domicile de l’assuré alors qu’il se trouvait en dehors du temps de travail et en dehors de tout lien de subordination avec son employeur ».

Mais par un jugement en date du 17 novembre 2016, le Tribunal des Affaires de la Sécurité Sociale de l’Eure (TASS) a infirmé ce refus de reconnaître le caractère professionnel du décès par suicide de ce salarié, jugeant qu’il relevait effectivement de la législation professionnelle sur les accidents de travail.
Par son arrêt en date du 11 avril 2018 – soit près de sept ans après le suicide – la Cour d’Appel de Rouen a confirmé en toutes ses dispositions ce jugement rendu par le TASS de l’Eure.

Dans son jugement, le TASS a rappelé que si « lorsque l’accident survient hors temps et lieu de travail, la présomption d’imputabilité est renversée et oblige le salarié, ou ses ayant-droits, à établir que c’est le travail qui est à l’origine de l’accident », […] « le suicide, commis à un moment où le salarié n’est plus placé sous la subordination de l’employeur, peut constituer un accident du travail s’il est établi qu’il est intervenu par le fait ou à l’occasion du travail » et qu’ « il appartient à [l’ayant-droit] de démontrer que le passage à l’acte [du salarié] était en lien avec son travail ».

Dans son arrêt, la Cour d’Appel a confirmé « que l’accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de son employeur constitue un accident dès lors que le salarié établit qu’il est survenu par le fait du travail ».

Pour établir le fait que « le suicide […] est survenu du fait du travail », la Cour d’Appel a non seulement retenu qu’« il existait au sein de l’usine Renault de Cléon un climat général manifestement tendu […] », que « ce climat général détérioré est aussi caractérisé par le comportement de M. X…, chef d’atelier, à l’égard de certains de ses subordonnés, lesquels lui reprochent une attitude méprisante et arrogante. » […], mais également « que si ce contexte ne concerne pas spécifiquement M. Guèdes […] la chronologie met en évidence : une évaluation dévalorisante […], la déception constatée par un collègue de ne plus pouvoir travailler de nuit […], et plus généralement des inquiétudes liées à une mobilité refusée et à des difficultés de maintenir son salaire ».

La Cour d’Appel a en conséquence estimé que « ces doléances – lesquelles dépassent la notion de ressenti et qui reposent sur des évènements concrets et vérifiables – ont été exprimées par l’intéressé à ses collègues, à ses proches amis ou voisins et à son épouse […] permettant d‘établir sans équivoque un lien de causalité entre l’activité professionnelle et les lésions subies […] ».
Pour la Cour d’Appel, « il s’en déduit que si un contexte général de restructuration des méthodes de gestion du personnel ne visait pas spécifiquement M. Guèdes, sa veuve, sans renverser la charge de la preuve, établit par les pièces versées aux débats que le suicide intervenu le 29 mai est survenu du fait du travail ».

Par ces décisions, le TASS d’Évreux et la Cour d’Appel de Rouen ont confirmé qu’un suicide peut et doit être admis comme relevant de la législation professionnelle, même s’il se produit hors du lieu et du temps de travail, dès lors que le lien avec le travail peut être prouvé.

C’est malheureusement le déni de cette réalité – faite de conditions de travail profondément dégradées – qui a conduit la direction de l’établissement Renault de Cléon à s’opposer à toute expertise des conditions de travail après ce premier suicide, avant de s’y résoudre, mais seulement après deux autres suicides survenus cette fois à l’intérieur de l’établissement, en avril 2013, puis en janvier 2014. Cette expertise établira que la dégradation des conditions de travail existait effectivement depuis 2010.


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