Chronique ouvrière

La double leçon donnée par une ordonnance de refus d’expulsion de grévistes

lundi 11 mai 2009 par Marie Laure DUFRESNE-CASTETS
une décision du TGI de Senlis du 7 mai 2009

L’un des plus gros groupe mondiaux d’équipementiers de l’automobile, le groupe LEAR Corporation, avait installé le seul établissement d’une société Lear Corporation Seating France Lagny dont l’activité était uniquement dédiée à la fabrication de sièges de voiture C3 et C4 destinés à la seule usine d’Aulnay sous Bois de la société PSA. Ce choix d’une mono-activité pour desservir un client unique donnait toute sa fragilité à la société ainsi conçue, partant à l’emploi des trois cent dix huit salariés qui y travaillaient. C’est ainsi que lorsque PSA décidait de diminuer la production de l’usine d’Aulnay et exigeait de son équipementier une concentration de la production de sièges dans l’usine de Cergy appartenant également au groupe Lear, la direction du groupe Lear annonçait qu’elle allait supprimer le site de Lagny le Sec et transférer l’ensemble de son personnel à Cergy. Cependant, la direction savait que la majeure partie des salariés de Lagny ne peuvent matériellement suivre l’entreprise à Cergy. Elle ne risquait donc guère de doublons avec ce transfert. Environ soixante pour cent des salariés n’avaient d’autre choix que le refus. En outre il leur était affirmé qu’un refus en faisait des démissionnaires. L’annonce effectuée au début du mois de février provoquait la colère des salariés. A l’issue d’une grève de quinze jours, la société qui sait parfaitement qu’elle propose en réalité une modification de leur contrat de travail aux salariés, dont le refus doit se résoudre par un licenciement a donc reculé. Elle faisait signer deux accords à des délégués syndicaux peu regardants, lesquels délégués se verront retirer leur mandat par les syndicats CGT et CFDT. Dans l’un quelques menus avantages étaient accordés aux salariés acceptant le transfert, l’autre contient quelques dispositions s’apparentant aux mesures d’un Plan de Sauvegarde de l’Emploi. La grève s’arrêtait plus en raison du poids financier de la grève pour chacun que de la signature des accords. Lorsqu’ils apprirent que le transfert allait concrètement être mis en oeuvre, la colère des salariés à ressurgi.

C’est dans ces conditions que le 6 avril les salariés de la production se mettaient massivement en grève pour réclamer un plan de sauvegarde de l’emploi. Cette grève dure depuis quatre semaines et la direction a saisi la justice pas moins de quatre fois pour tenter de l’entraver.

Déboutée une première fois par le Tribunal de grande instance de Senlis, elle interjetait appel à jour fixe et obtenait le 17 avril 2009 un arrêt de la Cour d’appel d’Amiens ordonnant l’expulsion des salariés grévistes.

Le 28 avril 2009, elle s’adressait une nouvelle fois en référé au Tribunal de grande instance de Senlis pour demander qu’il soit ordonné à quinze salariés choisis par elle parmi les cent quatre vingt grévistes « et à toute personne agissant de leur chef » de dégager les entrées de l’usine sous astreinte de 500 euros par heure de retard à compter du prononcé de l’ordonnance.

Le 7 mai 2009, Madame la Présidente du Tribunal de grande instance de Senlis rejetait les demandes de la société Lear Corporation Seating France Lagny.

Cette décision nous donne l’occasion d’aborder deux questions. La première concerne les effets produits par le caractère provisoire de la décision prise par le juge des référés (I). Par ailleurs, cette décision tire tout son effet utile de l’exigence d’un intérêt à agir du demandeur (II).

I Une décision provisoire par nature

L’article 484 du Code de procédure civile définit l’ordonnance de référé comme une « décision provisoire » rendue par un juge qui « n’est pas saisi du principal ». Décision provisoire par nature, elle est privée de l’autorité de chose jugée au principal par l’article 488 du même code, ce qui permet au juge du principal de revenir sur les mesures prises.

Cependant, la décision du juge des référés n’est pas dénuée de toute autorité de chose jugée. En effet, aux termes de l’article 488 du code de procédure civile l’ordonnance de référé « ne peut être modifiée ou rapportée qu’en ca de circonstances nouvelles [1] ». Un autre juge des référés (ou le même) ne peut revenir sur la décision prise en l’absence de circonstance nouvelle. On dit donc de cette ordonnance qu’elle possède une autorité de chose jugée au provisoire.

En revanche, lorsqu’il intervient une circonstance nouvelle, le juge des référés peut être de nouveau saisi. Cependant, les mesures prises pour faire face à la situation antérieure doivent s’effacer devant la décision à intervenir, peu important qu’elles aient été ordonnées par une juridiction du premier degré ou une cour d’appel statuant en référé.

Dans l’affaire opposant la société Lear Corporation Seating France Lagny à ses salariés grévistes, la direction avait obtenu des mesures d’expulsion et de libération des entrées de l’usine de la Cour d’appel d’Amiens, sur le fondement de l’article 809 du Code de procédure civile. Cette décision était inexécutable du fait qu’elle n’avait été prononcée que contre un seul des cent quatre vingt grévistes. Or le conflit durait et les piquets de grève également. La direction prenait donc la décision de saisir de nouveau la juridiction des référés, démontrant par là qu’elle considérait qu’il existait une situation nouvelle au regard de la décision rendue par la Cour d’appel d’Amiens. Face à ce qu’elle estimait comme des conditions nouvelles méritant que la justice statue de nouveau, une nouvelle décision allait intervenir qui devait se substituer à la décision de la Cour d’appel, laquelle se bornait à régir à titre provisoire la situation antérieure.

Or, comme elle l’avait jugé par sa décision du 8 avril 2009 infirmée par la Cour d’appel d’Amiens, le 7 mai 2009, Madame la Présidente du Tribunal de grande instance de Senlis jugeait de nouveau qu’au moment où elle statuait, il n’existait aucun trouble manifestement illicite justifiant le prononcé de mesures à l’encontre des grévistes assignés. C’est cette décision qui allait désormais devoir s’appliquer.

Les patrons pensent qu’il est bon de saisir le plus souvent possible le juge des référés pour tenter d’intimider les grévistes et faire cesser la grève. L’affaire des grévistes de Lear montre que cette frénésie procédurale peut se retourner contre eux.

II L’intérêt pour agir fait l’objet d’une appréciation « normale » devant le juge des référés [2]

L’article 32 du Code de Procédure Civile exige du demandeur qu’il dispose d’un intérêt à agir. L’intérêt doit présenter trois caractères : il doit être légitime, né et actuel.

Cette exigence signifie en premier lieu qu’il ne peut s’agir d’un intérêt hypothétique ou éventuel. A cet égard, Jacques HERON, rappelait en effet que "le demandeur doit pouvoir tirer un avantage de la prétention qu’il a émise dans le cas où elle serait déclarée fondée [3].".

Afin d’éviter qu’il existe ce que le même auteur appelait un « contentieux à vide », il se déduit de l’exigence d’un intérêt né et actuel que la demande doit avoir conservé un objet au jour où le juge statue.

Ainsi particulièrement dans le cas du référé fondé sur l’article 809 du Code de Procédure Civile, les demandes qui tendent [4] à voir ordonner des mesures destinées à faire cesser le trouble manifestement illicite invoqué par les requérants ne pourront prospérer que si le trouble existe au jour où le juge statue. Elles seront donc déclarées irrecevables si le trouble a disparu.

Dans son assignation, la société LEAR demandait au juge des référés d’ordonner aux quinze salariés cités de dégager les entrées de l’usine.
Il avait été démontré qu’aucun trouble manifestement illicite n’avait été créé à l’occasion des manifestations qui avaient eu lieu depuis l’annonce de la suppression du site et des transferts ou suppressions d’emplois subséquents, qu’aucune entrave à la liberté du travail et aucun dommage n’avait été causé à quiconque. Cela aurait pu amener le juge à rejeter les demandes de la société comme infondées.

Cependant, un rendez-vous avait été organisé au Ministère et désireux de manifester leur volonté de dialogue, les salariés grévistes avaient levé leur piquet de grève le lundi 4 mai.

Dans ces conditions, même si, à l’encontre des principes admis en jurisprudence, le seul piquet de grève avait pu être considéré comme un trouble, en toute hypothèse, il aurait disparu au jour où le juge statuait.

Un seul constat restait donc possible pour le Tribunal. Au jour où il statuait, il n’existait aucun risque d’entrave à la libre circulation des personnes, des véhicules et des biens faisant partie de la société. Il relevait donc que « la preuve d’un trouble illicite actuel n’était pas rapportée ».

Face à ce contentieux à vide, il faut bien admettre que le juge aurait été bien en peine d’ordonner à quiconque de quitter des lieux inoccupés, de faire libérer des accès libres ou de dégager des obstacles inexistants.

Les demandes formulées par la société étant manifestement dépourvues d’objet, le juge les a donc déclarées irrecevables.

[1Voir à cet égard le lien entre le dessaisissement du juge et l’autorité de chose jugée : J. Héron « Droit judiciaire privé », par Th. Le Bars, 3ème ed. n°356.

[2J. Normand, obs. RTD civ. 1985, p. 764.

[3J. Héron « Droit judiciaire privé », par Th. Le Bars, 3ème ed. n°63 et s

[4Voir pour illustration : Cass. Civ. II 10 octobre 1990, n°89-14224 ; Cass. Civ. II 27 avril 2000, n°98-13727 ; PARIS 30 janvier 2008, n°07-13876 ; BASTIA 7 mai 2008, n° 07-464 ; TGI Le Havre 31 octobre 2008 (46 salariés c/ Renault), « Renault-Sandouville : la direction mise en échec dans sa tentative de bâillonner les salariés en lutte contre le plan Ghosn », Chronique ouvrière du 4 novembre 2008.


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