Chronique ouvrière

Propos militants sur le départage prud’homal

lundi 23 février 2015 par Pascal MOUSSY

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Le juge départiteur a été récemment mis en vedette par le projet de loi Macron. Celui-ci prévoit qu’en cas d’échec de la conciliation, le « bureau de conciliation et d’orientation » peut renvoyer les parties, si elles le demandent ou si « la nature du litige le justifie » devant le bureau de jugement présidé par le juge départiteur.

Un tout récent numéro de la Revue de Droit du Travail a également placé le juge départiteur sous les feux de l’actualité en lui consacrant une « controverse » intitulée « Quel statut pour le juge départiteur ? ». [1] Deux éminents spécialistes nous livrent leur réflexion. Soleine HUNTER-FALCK, avec « Le juge départiteur, cet inconnu… ». Daniel BOULMIER, avec « Le juge technique et départiteur prud’homal : un statut intégré, d’appui technique et de départage ».

Le lecture des savants propos tenus dans cette « controverse » a donné envie au juriste syndical d’intervenir dans la discussion en abordant le départage d’un point de vue militant, soucieux de faire prévaloir la défense des droits des travailleurs dans le procès prud’homal.

Après avoir été initialement confiée au « juge de paix » [2], la départition prud’homale a été ensuite confiée à un juge du tribunal d’instance, désigné par le premier président de la cour d’appel et placé « sous l’autorité de ce haut magistrat ». [3] Il est prévu par le projet de loi Macron que ce ne soit plus un juge du tribunal d’instance mais que ce soit un juge du tribunal de grande instance qui joue le rôle de juge départiteur.

Tout le monde sait que la juridiction prud’homale se caractérise par son caractère paritaire. Elle est composée par des juges qui sont élus pour moitié par les salariés et pour moitié par les employeurs.

Il a été souligné que la confrontation pouvant survenir à l’occasion d’un délibéré mettant en présence des juges élus par deux composantes de la société dont les intérêts ne concordent pas vraiment est tout à fait compatible avec le principe d’impartialité attendu d’un tribunal.

« Cette juridiction, exception européenne en ce qu’elle n’est composée que de juges élus, n’implique pas la totale neutralité de ses membres mais repose sur l’idée d’une confrontation de systèmes de valeurs sans doute contraires et sur l’organisation de cette opposition afin qu’elle se déroule sur un pied d’égalité. C’est ce « conflit d’intérêt » qui constitue la garantie de l’indépendance ou, si l’on préfère, de « l’impartialité » de la juridiction prud’homale ». [4]

« La composition siégeant en audience prud’homale ne réunit pas simplement quatre conseillers représentant le monde de l’entreprise. Les conseillers prud’hommes sont issus du monde militant, syndical ou patronal ; leur jugement, comme celui de tout juge, est inévitablement influencé par leur vécu et leur sensibilité. Cette opposition ne nuit pas, pour autant, à la qualité du travail de la juridiction, car, les conseillers jugeant en droit, leurs raisonnements sont surdéterminés par ce droit, général et impersonnel ». [5]

La divergence des points de vue sur la manière de résoudre le litige prud’homal peut se cristalliser en un partage de voix qui va nécessiter l’intervention du juge professionnel.

Le blocage qui a conduit au partage de voix est très souvent présenté comme l’impossibilité de trouver un consensus dans l’interprétation de textes marqués du sceau de la complexité. « Une part substantielle des recours au départage est justifiée par des difficultés d’interprétation des textes auxquelles sont confrontés les conseillers ; l’intervention d’un magistrat professionnel, bénéficiant d’une formation plus approfondie, mais aussi affranchi de l’obligation de rechercher un difficile consensus, permet alors de dénouer l’affaire ». [6]

Mais, souvent, le désaccord ne se réduit pas à des divergences dans la lecture des textes. L’absence de majorité dans la formation paritaire peut être due à un désaccord de principe sur la perspective de la réintégration dans l’entreprise de celui qui conteste un licenciement ayant voulu remettre en cause l’exercice d’une liberté publique. L’affrontement idéologique peut également avoir pour enjeu la requalification de la « faute » reprochée au travailleur qui s’est rebellé contre une organisation hiérarchique peu respectueuse des droits de la personne.

Pour le juge élu sur liste syndicale, qui a « un parti pris contre l’injustice » et la volonté d’une défense des salariés « sans compromission avec le patronat » [7], le départage prud’homal sera l’occasion d’œuvrer pour qu’une majorité se dégage enfin en faveur d’une décision empreinte de justice sociale. Mais l’exercice du mandat confié par les salariés ne pourra s’exercer dans des conditions normales que si le délibéré qui suit l’audience présidée par le juge départiteur donne lieu à un véritable débat entre des participants discutant en toute égalité.

Un observateur privilégié du fonctionnement du délibéré de départage prud’homal a relevé « une connaissance relative par les conseillers prud’homaux de certains aspects juridiques du contentieux du travail et de la spécificité de la jurisprudence sociale, souvent créatrice et source de droit » et en a déduit qu’ « une meilleure maîtrise du droit social et le la jurisprudence permettrait, sans conteste, de meilleures analyses des litiges ». [8] C’est là que se révèle la nécessité d’une formation syndicale permettant aux juges militants de faire la démonstration qu’ils n’ont rien à envier au juge professionnel en matière de droit du travail.

I. Pour une défense intransigeante du principe d’égalité dans le délibéré réunissant une formation de départage ayant siégé au complet.

A l’occasion de la « controverse » mentionnée un peu plus haut, Soleine HUNTER-FALCK, juge départiteur référent au Conseil de prud’hommes de Nanterre, a présenté le juge départiteur de la manière suivante. « Sur le plan fonctionnel, le juge départiteur, magistrat professionnel, intervient dans la procédure prud’homale en tant qu’expert de la procédure et du droit ; il statue en droit et non en équité, en toute impartialité et neutralité comme son statut l’y invite ». [9]

Jusque-là, le propos n’appelle pas de commentaire particulier.

Mais la suite fait apparaître que le juge « expert » n’a pas bien compris tous les enjeux du procès prud’homal lorsqu’il s’attache à souligner que le magistrat professionnel possède une « culture différente » de celle des conseillers prud’hommes. « Il a en effet été relevé par le président Lacabarats combien l’institution prud’homale était considérée par ceux qui la composent comme étant située en marge de l’institution judiciaire. La spécificité de l’institution prud’homale est illustrée encore, dans ce rapport, par la position de conseillers prud’hommes à l’égard de la jurisprudence, certains méconnaissent son rôle essentiel d’unification du droit qui s’impose à tous les juges en vue de garantir aux citoyens une cohérence et une sécurité juridique ; selon les principes républicains, le droit doit être le même pour tous. Le juge départiteur s’insère avec difficulté dans l’architecture prud’homale ». [10]

L’office du juge intervenant en matière prud’homale n’est certainement pas d’appliquer d’une manière mécanique des règles de droit uniformes et impersonnelles.

Il n’est certes pas question d’admettre qu’un contexte économique « difficile » permette à l’employeur de payer le salarié en dessous du SMIC. Il n’est également pas tolérable qu’une préoccupation patronale d’agir vite dispense de respecter le délai minimum de cinq jours ouvrables qui doit s’écouler entre la notification de la convocation et la tenue de l’entretien préalable à une mesure de licenciement. Il n’est pas non plus envisageable que l’absence d’un spécialiste en ressources humaines dans l’entreprise justifie une motivation insuffisante de la lettre de licenciement. Quelle que soit l’entreprise dans laquelle il travaille, le salarié a le droit à un minimum de considération et l’employeur est tenu de respecter des règles fondamentales.

Mais, sous peine de se livrer à un abattage frisant la sanctification du pouvoir patronal, le juge prud’homal ne saurait prôner que la loi est la même pour tous lorsqu’il est invité à se prononcer sur le caractère « sérieux » d’un licenciement. Ici, l’égalitarisme n’a pas de sens. Le contrôle de proportionnalité qui est attendu du juge appelle une finesse d’analyse qui ne s’acquiert pas à la seule lecture des textes. Il faut rentrer dans la vie de l’entreprise et chercher à comprendre les raisons du comportement du salarié qui a entraîné les foudres de l’exclusion.

Si nous prenons l’exemple d’un licenciement consécutif à un refus d’un changement des conditions de travail qui a donné lieu à un partage de voix lors du premier délibéré prud’homal, il est évident que les conseillers qui ont été élus par le monde du travail auront un rôle décisif à jouer lorsque surviendra le second délibéré, celui qui suivra l’audience de départage. Ils auront à cœur, tout au long de la discussion qui sera menée par tous les membres de la formation de départage, de montrer en quoi l’analyse du litige doit conduire à la condamnation d’une mesure patronale injustifiée. Et plus leurs explications, nourries autant d’une bonne compréhension des textes que d’une fine connaissance de la vie des entreprises, seront savantes, plus seront réunies les chances d’obtenir la majorité qui verra la formation de départage déclarer le licenciement sans cause réelle et sérieuse, voire nul, les jours de fête.

La « controverse » ci-dessus évoquée a vu Daniel BOULMIER, qui a réfléchi sur le procès prud’homal en qualité d’universitaire, préconiser l’adjonction au sein des formations paritaires d’un juge professionnel permanent intervenant sous la dénomination de « juge technique et départiteur ». « Cette compétence serait alors mise au service des conseillers prud’hommes via un dialogue adapté à chaque affaire traitée ; les conseillers prud’hommes, ainsi mieux informés, devraient rendre de meilleures décisions, tant en solution, qu’en motivation et en réparation des préjudices ». [11]

La démarche peut paraître sympathique. Mais elle a pour défaut de gommer l’explication fondamentale du partage de voix entre les conseillers des deux collèges, qui est avant tout le « conflit d’intérêts », plus qu’un manque d’informations sur le dernier état de la technique juridique.

Il sera également souligné que la qualité première attendue du conseiller prud’homme élu sur liste syndicale (lorsque cette liste a été élaborée par un syndicat qui se veut une organisation de combat et non d’accompagnement) ne saurait être de faire prévaloir la « technique ».

C’est peut-être le moment de relire le Doyen Carbonnier. « C’est peut-être dans leur relation au droit que les syndicats ont le plus changé. Fini le dégoût du droit bourgeois qui était de règle au début du siècle, dans un syndicalisme encore imprégné d’anarchie. Sous la Ve République, les états-majors syndicaux ont appris à se servir de ce droit et à le retourner dans l’intérêt des salariés. Pourquoi auraient-ils été exempts de la passion du droit qui a envahi tout le pays ? Leur passion, il est vrai, et calculée à des fins utilitaires, est donc maîtrisable et maîtrisée. Il faut prendre garde, toutefois, à l’effet d’entraînement : pendant que les syndicats s’emparaient du droit, le droit ne s’est-il pas emparé des syndicats ? On n’entre pas impunément dans le milieu juridique : un langage commun, des modes de raisonner identiques, une même indifférence de routine devant les aléas de la justice - ces phénomènes naturels créent entre tous les participants une solidarité technique où l’ardeur à se battre peut s’éteindre inconsciemment ». [12]

Ce qui doit être attendu du juge départiteur, ce n’est pas qu’il soit disponible pour dispenser une formation continue permettant d’avoir une bonne approche « technique » de la résolution du litige. C’est qu’il rentre dans la discussion qui met aux prises des conceptions du droit du travail qui s’affirment comme diamétralement opposées et qu’il participe ensuite au vote après avoir apprécié les arguments des uns et des autres à l’aune de la justice sociale.

L’accent a été mis à de multiples reprises sur l’exigence d’impartialité qui pèse sur les juges prud’homaux. Il a été souligné que l’impartialité ne saurait faire bon ménage avec le préjugé. « Ce qui est interdit, ce n’est pas d’avoir une opinion, mais de refuser d’en changer ». [13] Il y a donc manquement au devoir d’« impartialité » lorsqu’on prend en flagrant délit de mandat impératif un juge prud’homal élu qui se refuse à rentrer dans le dossier en faisant valoir que la solution est entendue d’avance ou lorsqu’on constate que le juge professionnel a déjà son idée sur la meilleure manière de traiter le litige et se refuse à une véritable discussion avec les autre membres de la formation de départage en se retranchant derrière un savoir laborieusement acquis après tant d’années passées à user ses pantalons ou ses jupes sur les bancs de la Faculté de Droit.

Il ressort des dispositions de l’article R. 1454-31 du Code du travail que le juge départiteur a la possibilité de statuer seul et de se contenter de recueillir le simple avis des conseillers présents, lorsque la formation de départage n’est pas réunie au complet. [14]

C’est à juste titre que Daniel BOULMIER, à l’occasion de la discussion menée lors de la « controverse », a regretté qu’il y ait trop souvent une solution décidée par le seul juge départiteur, « parce que tel ou tel conseiller a décidé de « boycotter » l’audience de départage er que son remplacement n’a pas été assuré ». [15]

Mais il ressort des échanges d’expériences permis par les stages de formation prud’homaux ou des confidences faites par des conseillers prud’hommes affligés qu’il est loin d’être rarissime que le juge départiteur prenne sa décision tout seul, alors même que la formation de départage s’est réunie au complet pour délibérer.

Il est fort regrettable que, face à ce comportement, la seule réponse soit la loi du silence ou la seule lamentation à bas bruit. Les conseillers prud’homme militants se devraient de dénoncer haut et fort une telle attitude auprès de l’ensemble du conseil de prud’hommes et du premier président de la cour d’appel.

La règle est claire. La décision prise par la formation de départage qui s’est réunie au complet doit être le fruit d’une discussion menée par des juges délibérant en toute égalité.

« Si la formation de départage a siégé au complet, la décision doit être prise de manière collégiale. La plupart du temps, les conseillers qui s’étaient partagés, ou leurs remplaçants, demeurent sur leurs positions initiales et c’est la voix du juge départiteur, en dégageant une majorité, qui donne force juridictionnelle à l’une ou l’autre de ces opinions. Mais il est également possible qu’un conseiller ait changé d’opinion depuis le constat de partage : la décision est également prise dans ce cas à la majorité des voix, mais la voix du juge départiteur n’a pas un rôle déterminant. Il se peut enfin que le juge départiteur souhaite faire prévaloir une troisième opinion, non envisagée au moment du partage. Il lui faut alors convaincre au moins la moitié des conseillers de se ranger à cette opinion nouvelle ». [16]

« Le délibéré collectif est pleinement conforme aux principes généraux de la procédure civile : il est inhérent à la collégialité au sens judicaire du terme qui exige une décision élaborée par les juges et non par le juge fût-il le président de la formation ». [17]

« Une exacte conception du délibéré implique comme nous l’avons exposé plus haut une collaboration étroite du juge et des conseillers prud’hommes, un examen en commun des faits de la cause et une large discussion à la suite de quoi une décision prise à la majorité des voix doit intervenir. Elle peut soit consacrer une des deux opinions émises en partage soit admettre une troisième solution. Cette conception traduit le principe général selon lequel un jugement rendu par une collégialité est l’œuvre de tous ». [18]

« Lorsque la formation est complète, alors les conseillers doivent délibérer. Et le juge départiteur compte pour l’une de ces voix, pas plus, pas moins ». [19]

Il est dès lors manifeste que le conseiller prud’homme qui se distingue par son absence délibérée de la formation de départage [20], après avoir contribué au partage des voix qui a empêché l’intervention du jugement, nuit gravement au fonctionnement et à l’image de la juridiction en créant les conditions permettant au juge professionnel de s’affranchir, sous la couverture du texte, de la démocratie attendue du délibéré prud’homal.

Ce conseiller prud’homme se rend certainement coupable du « refus de service » susceptible de le voir déclarer « démissionnaire », si l’on se réfère à l’article L. 1442-12 du Code du travail. [21]Il appartient aux juges militants qui ont à cœur de voir maintenue une juridiction exerçant pleinement toutes ses attributions de faire vivre ce texte en soumettant le cas du saboteur au président du conseil de prud’hommes.

Le délibéré collectivement mené permet un examen minutieux des faits et, en cas de besoin, des échanges approfondis sur la qualification appropriée. Il donne aux juges prud’homaux militants l’occasion de fournir les éléments de compréhension et d’analyse nécessaires pour qu’une majorité se dégage en faveur d’une pleine reconnaissance des droits du travailleur.

Sa connaissance de la vie de l’entreprise sera fondamentale pour le juge prud’homal élu sur liste syndicale qui fera valoir ses arguments lors du délibéré. Comme l’a fort bien dit un fameux militant ouvrier, « l’entreprise est l’université des travailleurs ». [22]Mais la formation syndicale spécialisée peut se révéler un complément utile pour le juge élu qui entendrait, dans la discussion, briller lui aussi dans le syllogisme juridique.

II. Pour une formation syndicale donnant les outils nécessaires au juge militant revendiquant une pleine participation à la rédaction du jugement rendu par la formation de départage.

Il a été récemment relevé (et dénoncé) une tentative de « mise au pas » de la juridiction prud’homale à travers le projet d’une « neutralisation » de la formation, qui privilégierait la « formation commune » des conseillers des deux collèges. « Le rapport Lacabarats a suggéré des pistes, irriguées par une double affirmation. D’une part, il est relevé « un problème d’effectivité » puisque tous les droits à formation ne sont pas utilisés par les conseillers, ce qui, on l’a dit, est incontestable. En revanche, de manière beaucoup plus discutable, il est également mis en avant un « problème d’orientation », qui tiendrait au caractère syndical et donc « naturellement orienté » des formations et à l’absence de formation commune aux collèges patronaux et syndicaux (p. 29 s.)… Une formation commune à tous les conseillers, et dispensée par des « professionnels de la justice » (p. 32), peut être pertinente, s’agissant de certaines questions telles que l’organisation judiciaire, le rôle du greffier ou encore la déontologie du magistrat. En revanche, la formation, initiale, comme continue, même en matière de procédure, ne saurait être envisagée sous les auspices d’une prétendue « neutralité professionnelle ». Si le juge se doit d’être impartial, c’est-à-dire de juger en droit, il n’est en revanche pas neutre. De sorte que la formation dite professionnelle n’est aucunement une garantie que celle-ci ne serait pas « orientée », tant l’idée même qu’il n’y aurait qu’une manière d’interpréter les règles, même celle touchant à la procédure, apparaît éminemment discutable. Il faut rappeler qu’impartialité et engagement syndical ne sont pas radicalement incompatibles si cet engagement se manifeste dans l’interprétation des règles de droit qui est au cœur de l’office de tout juge, juge qui n’est pas un technicien d’un droit neutre et désincarné ». [23]

En ce qui concerne le travail effectué par Prudis, l’organisme de formation des conseillers prud’hommes de la CGT, il est n’est gère contestable que, pendant de nombreuses années, au moins jusqu’en 2005, il était animé par la préoccupation de permettre l’acquisition des connaissances fondamentales de la procédure ainsi que des techniques de rédaction du jugement et de nourrir une réflexion dynamique sur la démarche à suivre, du point de vue de la défense des droits des travailleurs, en matière de qualification des faits ou de requalification. Le propos qui a été tenu par un des animateurs de cette formation est particulièrement éclairant sur les perspectives que se donnaient les responsables de cette formation syndicale. « L’ambition des militants conseillers prud’hommes n’est pas de se contenter, lors du délibéré qui suit l’audience de départage, de livrer un témoignage sur la condition ouvrière au juge professionnel faisant office de juge départiteur désireux de découvrir l’environnement social de l’affaire à juger. Le juge élu ne se voit pas comme un ramasseur de balles pour le juge professionnel. Il tient à participer pleinement à l’échange en prenant la raquette en vue d’asséner le smash gagnant ». [24]

Il n’est malheureusement pas certain que la formation dispensée par Prudis depuis la fin de l’année 2005 s’inscrive dans la continuité d’une formation exigeante destinée à fournir les outils nécessaires pour affronter le délibéré du départage prud’homal.

Il a été relevé qu’ « en 2004-2005, l’institut Prudis a connu une crise importante qui a abouti à un changement d’équipe et d’orientation ». [25] Pour être un peu précis, il sera indiqué que cette crise s’est traduite par un licenciement qui a fait quelques vagues. Le choix a été fait par Chronique Ouvrière de ne pas consacrer de commentaires aux suites de ce licenciement. Ce qui ne lui interdit pas de signaler aujourd’hui la réouverture du site qui permet de suivre l’actualité du combat mené contre l’exclusion intervenue en 2005. [26]

Apparemment le choix a été fait de rompre avec « un fonctionnement antérieur qualifié « d’élitiste » : élitiste dans ses méthodes pédagogiques, reposant sur un enseignement juridique essentiellement magistral et dans ses résultats, trop peu de conseillers étant formés ». [27]

La nouvelle orientation se caractérise par « la prééminence du syndical sur le juridique ». « L’appropriation collective d’un socle minimal de connaissances et de savoirs pratiques, permettant au conseiller d’exercer le plus efficacement possible son mandat est ainsi privilégiée au détriment d’une approche centrée sur l’acquisition individuelle de savoirs essentiellement juridiques… A cet égard, la réforme a pour objectif de réaffirmer la prééminence du syndical sur le juridique, du syndicaliste sur le magistrat, quitte à passer par une dévalorisation des savoirs purement juridiques qui peut déstabiliser des militants ayant investi dans l’acquisition de ces savoirs » [28]

Cette refonte du programme de formation des conseillers prud’hommes de la CGT est loin de garantir l’efficacité de l’intervention du juge militant dont le mandat est d’aborder le délibéré du départage prud’homal avec des arguments offensifs… et consistants. Les batailles de raisonnement juridique ont beaucoup plus de chances d’être victorieuses si elles s’appuient sur des arguments solidement structurés. Lors du délibéré de départage, le « savoir pratique » ne saurait à lui seul faire office de démonstration juridique convaincante, surtout si la discussion porte sur la qualification ou sur la requalification des faits à l’origine du litige.

Dans les formations nouvelle formule, l’idée a été reprise qu’il est préférable que le juge CGT prononce publiquement les jugements et ne se contente pas d’une mise à disposition. « Une animatrice défend ainsi ce principe en expliquant que cela permet d’insister symboliquement sur la condamnation du patron. Elle préconise d’ailleurs que les jugements portant condamnation des salariés soient lus à voix plus basse ». [29]

Il serait dommage, du point de vue de la défense des droits des travailleurs, que cette stimulante recherche sur la juste tonalité qui doit accompagner le prononcé du débouté empiète d’une manière excessive sur l’entraînement à la rédaction des jugements consacrant des victoires obtenues par les salariés dans des contentieux pouvant se présenter comme délicats à traiter.

Il ressort des dispositions de l’article 456 du Code de procédure civile que le président de la formation est le signataire du jugement. Mais il n’en est pas nécessairement le rédacteur.

Il peut tout à fait être envisagé que la rédaction de la décision prise à la suite du délibéré de la formation de départage soit confiée à un juge élu et ne soit pas le monopole du juge professionnel. « Généralement c’est le juge départiteur qui rédige le jugement de départage. Dans une formation collégiale le président peut en principe confier la rédaction d’une partie des jugements à ses assesseurs. Les conseillers prud’hommes dans leur ensemble semblent considérer que ce rôle doit être dévolu au président d’audience » [30]

Mais le juge militant ne saurait laisser s’échapper l’arme de l’écriture.

Il nous a été rappelé que « lorsqu’un juge adopte une solution, c’est bien souvent que la décision inverse lui paraît impossible à rédiger, pas davantage ». [31]Envisageons l’hypothèse suivante. Lors du délibéré, le juge professionnel, à la suite d’une fructueuse discussion, exprime la tentation d’aller dans le sens des conseillers élus dans le collège salarié, mais fait part de son hésitation, hanté par l’idée de consacrer de nombreuses de heures de rédaction pour rendre convaincante une solution devant contourner les obstacles à la manifestation de la vérité, installés par un employeur ingénieux dans la création d’une apparente complexité. Ou, plus simplement, le président ne se sent pas suffisamment confiant pour écrire tout seul une décision qui sera vraisemblablement commentée comme « audacieuse ». Le juge élu qui n’hésitera pas à prendre sa part et à proposer sa collaboration à la rédaction peut très fortement contribuer à ce que le vote de la formation de départage se traduise par un succès pour l’affirmation des droits du travailleur demandeur au procès prud’homal.

Camarade, en matière prud’homale, le pouvoir est au bout du stylo ! [32]

[1Revue de Droit du Travail, janvier 2015, 10 et s

[2« Le juge de paix est peu populaire parmi les ouvriers, peut-être ne l’est-il pas beaucoup plus parmi les patrons. Cela vient de son incompétence. Ouvriers et patrons hésitent à aller confier le règlement de leurs affaires à un homme, très honorable sans aucun doute, mais que rien ne désigne pour en connaître. Ils se disent que leurs arguments ne seront pas compris et les uns redoutent de voir ce juge, étranger aux affaires, céder aux suggestions de la sensibilité, tandis que les autres le croient d’avance influencé par le prestige de la richesse » (N. OLSZAK, Mouvement ouvrier et système judicaire (1830-1950), thèse Strasbourg, 1987, 230).

[3Voir A. SUPIOT, Les juridictions du travail, Dalloz, 1987, 696 et s.

[4« Conseil de prud’hommes et impartialité. Avis de Jean-Paul COLLOMP, Avocat général à la Cour de Cassation », Dr. Ouv. 2004, 134.

[5Th. DURAND et P. HENRIOT, « Fables et légendes prud’homales », Dr. Ouv. 2014 , 177.

[6Th. DURAND et P. HENRIOT, art. préc., 177.

[7Ce qui ne se confond pas, comme l’a fort justement souligné la Cour d’appel de Montpellier, avec l’acceptation du « mandat impératif de juger dans un sens déterminé » (voir CA Montpellier, 5 févier 1980, Dr. Ouv. 1980, 300).

[8J.-L. CIOFFI (Magistrat tribunal d’instance de Besançon), « Libres propos sur le juge départiteur », Dr. Soc. 2014, 162.

[9S. HUNTER-FALCK, « Le juge départiteur, cet inconnu… », Revue de Droit du Travail 2015, 11.

[10S. HUNTER-FALCK, art. préc., 11 et s.

[11D. BOULMIER, « Le juge technique et départiteur prud’homal : un statut intégré, d’appui technique et de départage », Revue de Droit du Travail 2015, 14 et s.

[12J. CARBONNIER, Droit et passion du droit dans la Ve République, Flammarion, 1996, 166.

[13M.-A. FRISON-ROCHE, « L’impartialité du juge », D. 2009, 53.

[14Art. R. 1454-31 C. trav. : « Quel que soit le nombre de conseillers prud’hommes présentes et même en l’absence de tout conseiller prud’homme, lorsque lors de l’audience de départage la formation n’est pas réunie au complet, le juge départiteur statue seul à l’issue des débats. Il recueille préalablement l’avis des conseillers présents ».

[15D. BOULMIER, art. préc., 16.

[16A. SUPIOT, op. cit., 700.

[17M. KELLER, « Le départage devant les conseils de prud’hommes », Dr. Soc. 1983, 172.

[18B. JAUBERT, C. SANT, « Le « méconnu » du conseil de prud’hommes : le juge départiteur », Dr. Soc. 1985, 579.

[19B. AUGIER, « Délibéré et départage », RPDS 2007, 176.

[20Ou qui se veut plus subtil en faisant état d’une soi-disant « impossibilité majeure » l’empêchant de venir siéger.

[21« Tout conseiller prud’homme qui, sans motif légitime et après mise en demeure, refuse de remplir le service auquel il est appelé peut être déclaré démissionnaire ».

[22Buenaventura DURRUTI, intervention au cours d’un grand meeting antiparlementaire tenu durant l’automne 1935 (cité par H.M. ENZENSBERGER, Le bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti, Gallimard, 1975, 102-103).

[23F. GUIOMARD et M. GREVY, « « Réforme » de la juridiction prud’homale : du rapport Lacabarats au projet de loi Macron », Revue de Droit du Travail 2015, 59.

[24P. MOUSSY, « La défense a rendez-vous avec le temps (à propos d’une relation dialectique entre la connivence et la rupture) », Chronique Ouvrière du 10 mars 2014 : http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article813.

[25Th. BRUGNOT et E. PORTE, « La réforme de la formation prud’homale à la CGT. Vers une harmonisation de la conception du mandat ? ». La fabrique du sens syndical, Ed. du Croquant, 2014, 319.

[27Th. BRUGNOT et E. PORTE, art. préc., 322.

[28Th. BRUGNOT et E. PORTE, art. préc., 325 et s.

[29Th. BRUGNOT et E. PORTE, art. préc., 333.

[30B. JAUBERT, C. SANT, art. préc., 579.

[31F. SUREAU, Le chemin des morts, Gallimard, 2013, 39.

[32Ou du Macintosh, si l’on veut vivre avec son époque.


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