Droit de retrait : attention, danger ! Le Directeur général du travail roule pour la SNCF à toute berzingue !
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La loi du 23 décembre 1982 a reconnu à tout salarié la faculté de se retirer d’une « situation de travail périlleuse ». [1]
L’article L. 231-8 du Code du travail instituait le droit de retrait dans les termes suivants : « Le salarié signale immédiatement à l’employeur ou à son représentant toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. L’employeur ou son représentant ne peut demander au salarié de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent ».
L’article L. 4131-1 issu de la recodification a repris les dispositions essentielles du texte initial. « Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d’une telle situation. L’employeur ne peut demander au travailleur qui fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d’une défectuosité du système de protection ».
Les cheminots ont mis en œuvre ce droit de retrait à la suite d’un accident survenu le 16 octobre 2019 en Champagne-Ardenne.
Ce jour-là, un TER a percuté un convoi exceptionnel sur un passage à niveau avec, à son bord, 70 voyageurs. L’agent de conduite, qui était seul, a été blessé à la jambe. Le système d’alarme destiné à alerter les autres trains étant défaillants, le conducteur a dû descendre « protéger son train » et laisser les passagers seuls, alors qu’il était en état de choc. [2]
Ce droit de retrait qui a pris la forme d’une action collective le 18 octobre a été présenté comme ayant « semé la pagaille dans les gares françaises ». La direction de la SNCF a dénoncé une « grève surprise » déclenchée sans qu’ait été respecté le préavis. Les syndicats lui ont répondu que les agents n’avait fait qu’exercer leur droit de retrait.
La Ministre du travail, Muriel PENICAUD, a pris fait et cause pour la direction de la SNCF en déclarant, pour qualifier la mobilisation des cheminots de « grève illégale », que ce que disait le Code du travail était « très simple », et que c’était seulement si un salarié était confronté à un danger grave et imminent qu’il pouvait cesser le travail dans le cadre du droit de retrait. Il a été relevé que la Ministre du travail a oublié une partie de l’article L. 4131-1 du Code du travail qui indique que le droit de retrait peut être exercé si le travailleur a « un motif raisonnable de penser » que la situation de travail présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. La confusion était patente entre « une croyance par le salarié non extravagante, insensée, absurde, excessive d’un danger » et « un danger prouvé ». [3]
Emboîtant le pas à sa patronne, le Directeur général du travail a donné des arguments à la direction de la SNCF pour discréditer l’action collective de retrait menée par les cheminots en se fendant d’une belle lettre adressée au Directeur des ressources humaines du Groupe public ferroviaire dans laquelle il prenait le contre-pied de deux inspecteurs du travail qui avaient préconisé de suspendre la conduite des trains par un agent seul à bord jusqu’à ce que les risques liés au travail isolé des conducteurs soient correctement considérés dans le document unique d’évaluation des risques.
I. Les interrogations sur le « motif raisonnable » de la perception d’un « danger grave et imminent » à la source du contrôle de la légitimité du retrait des travailleurs.
Le salarié qui exerce le droit de retrait « se croît menacé par un danger sérieux et proche » et a pour préoccupation de « protéger sa personne ». [4]
Il a été souligné qu’il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation qu’il ne s’agit nullement pour le juge de « rechercher si, objectivement, la situation de travail était dangereuse pour le salarié mais, ce qui est tout différent, d’apprécier si, subjectivement, il avait un motif raisonnable de se croire en présence d’un danger ». [5]
Dans le droit de retrait, « on retrouve la logique du principe de précaution ». « Ce droit serait tout à fait inopérant si, pour l’exercer, il fallait être sûr de pouvoir ensuite faire la preuve de la réalité et de la gravité du danger en fonction duquel on a interrompu le travail. De même, il serait inopérant s’il fallait être sûr de l’inobservation des règles de sécurité. Pour que la règle légale puisse avoir la fonction préventive qu’on lui prête, il faut qu’elle protège indifféremment ceux qui étaient réellement en danger et ceux qui avaient des raisons (suffisantes) de se croire en danger et se sont mis à l’abri par précaution, ceux à l’égard desquels les règles de sécurité étaient réellement méconnues et ceux qui pouvaient croire raisonnablement qu’elles l’étaient ». [6]
Des salariés sont fondés à cesser le travail en se prévalant d’une situation dangereuse pour leur vie ou leur santé en raison d’un défaut persistant de conformité des installations de l’entreprise avec les normes de sécurité. [7]
Ce n’est pas parce que l’employeur a tenté de disqualifier le refus de reprendre le travail en affirmant que le salarié a obéi aux consignes des syndicats que le juge ne reconnaît pas l’exercice du droit de retrait. Il suffit qu’il soit en présence d’un motif raisonnable de penser que la situation de travail dans laquelle se trouve le salarié présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. [8]
Il a été relevé que la Cour de cassation refuse d’exercer un quelconque pouvoir normatif sur la définition du « motif raisonnable », considérant que cette question relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. « L’appréciation du motif raisonnable ne pourra donc se faire qu’au cas par cas, en tenant compte de toutes circonstances entourant le retrait. Si, au vu des éléments de la cause, le salarié peut croire à l’existence d’un danger, son refus de travail est légitime ». [9]
La Cour de cassation a très clairement affirmé par un arrêt du 23 avril 2003 que l’appréciation portée par les juges du fond sur le « motif raisonnable » de penser qu’il existe un danger grave et imminent est de nature à justifier l’exercice du droit de retrait est souveraine. [10]
Cette appréciation souveraine par les juges du fond, en fonction des circonstances de l’espèce, du « motif raisonnable » de penser que la situation de travail présente le danger susceptible de justifier l’exercice du droit de retrait a notamment été rappelée par deux arrêts de la Cour de cassation rendus à des dates différentes à l’occasion de deux contentieux distincts suscités par le retrait collectif d’agents de la SNCF à la suite d’agressions de contrôleurs. [11]
II. L’affirmation péremptoire par le Directeur général du travail d’une absence de « danger grave et imminent ».
L’inspection du travail, qui veille à l’application des réglementations destinées à assurer la protection de l’intégrité physique des travailleurs, « a pour vocation première d’assurer la santé et la sécurité des salariés ». [12]
C’est dès lors en toute logique qu’à la suite du droit d’alerte déclenché par les représentants du personnel de la SNCF de la région Grand-Est après la collision du 16 octobre 2019, un inspectrice du travail pour l’Alsace et un de ses collègues pour la Champagne-Ardenne sont intervenus auprès des directions régionales de la SNCF (voir plus bas les annexes 1 et 2).
L’inspectrice du travail d’Alsace a rappelé que, outre le cadre définissant la sécurité ferroviaire, il convenait de procéder à l’évaluation des risques liés au travail d’un agent de conduite seul à bord au regard des dispositions du Code du travail, et notamment des articles L. 4121-1 et suivants.
Elle a relevé que les agents de conduite avaient exprimé dès 2015 la crainte de devoir gérer seuls, simultanément, la sécurité ferroviaire et les voyageurs en cas d’accident et que cette crainte, inhérente à une charge psychologique importante à la nécessité d’appliquer la procédure de mise en sécurité tout en répondant aux besoins de prise en charge des voyageurs était donc connue de la Direction depuis mai 2015.
L’agent de contrôle s’est ensuite livré à plusieurs constatations.
« Pour rappel le travail isolé se définit comme la réalisation d’une tâche par une personne seule, dans un environnement de travail où elle ne peut être entendue directement par d’autres et au cours duquel le salarié est exposé à un risque professionnel.
En conséquence, l’analyse de l’entreprise considérant que l’Agent de conduite roulant en AEC n’est pas un travailleur isolé est en contradiction avec la définition susmentionnée.
Par ailleurs, et en dehors de tout accident, l’agent de conduite est en capacité technique de communiquer avec son entreprise, la survenue d’un accident peut endommager les systèmes de communication et/ou le choc d’un accident peut altérer les capacités de réaction psychologique ou physique de l’agent.
Ces évènements, bien qu’exceptionnels, ne sont pas improbables, et à ce titre ils doivent être anticipés en terme d’évaluation des risques professionnels. Or, en ignorant ces risques, il l’a pas pu être évalué et, en conséquence, les mesures de prévention n’ont pu être prises ».
L’inspectrice du travail a également remarqué que le Document d’Evaluation des Risques ne faisait pas état d’une analyse des risques liés au travail d’un conducteur amené à intervenir seul suite à une collision ou à un quelconque accident.
Elle terminait son courrier en préconisant la suspension de la conduite des trains par un agent seul à bord jusqu’à ce que les risques liés au travail isolé des conducteurs soient correctement considérés dans le document d’évaluation des risques.
L’inspecteur du travail de Champagne-Ardenne, après avoir noté que des agents avaient exercé leur droit de retrait à la suite de la collision du 16 octobre, a attiré l’attention de la Direction sur le fait qu’il lui appartenait de procéder à une sérieuse réévaluation du risque collision.
Il a également relevé que l’évaluation des risques psycho-sociaux à la suite de l’accident supposait également d’être reprise et actualisée.
Son courrier se terminait dans les termes suivants : « A ce jour vous exposez donc les agents de la SNCF à des risques manifestement non maîtrisés dans le cadre votre évaluation des risques telle que réglementairement définie aux articles L. 421-1 et suivants du Code du travail. Il conviendrait notamment et dans l’attente d’une évaluation complète des risques et de la mise en œuvre des mesures correctives en découlant de suspendre, notamment le dispositif EAS en organisant la présence d’un ASCT dans chaque train ».
Il sera relevé que les courriers adressés par les deux inspecteurs du travail aux directions régionales ne valaient pas « mise en demeure » mais que les préconisations ou recommandations qu’ils contenaient n’étaient en définitive que des « observations » dépourvues par elles-mêmes d’effet juridique direct. [13]
La direction de la SNCF a toutefois tenu à riposter en demandant au Directeur général du travail une demande de « clarification » sur la portée des courriers envoyés par les deux inspecteurs du travail, tout en se prévalant de la fiabilité en matière de sécurité des règles d’exploitation ferroviaire et en indiquant fermement qu’elle entendait continuer faire rouler les trains (TER) sans contrôleurs.
Le Directeur général du travail, par sa lettre du 22 octobre 2019, s’est empressé de rassurer la SNCF (voir plus bas l’annexe 3).
Il commençait son courrier en rappelant fort justement que les agents de contrôle n’ont pas décidé d’engager une procédure de mise en demeure ou de saisir le juge des référés mais qu’ils n’ont adressé que de simples préconisations qui « n’engagent que leurs seuls auteurs ».
Il poursuivait en faisant deux observations en l’occurrence totalement superfétatoires.
Il indiquait qu’il n’appartenait pas à l’inspecteur du travail de se substituer à l’employeur dans la définition et la mise en œuvre des mesures de prévention qui lui incombent sur le double fondement de son pouvoir de direction et l’obligation de sécurité.
Il indiquait que le pouvoir de suspendre une activité appartient en principe au juge judiciaire.
Ces deux remarques ne s’imposaient pas dans la mesure où les deux inspecteurs du travail n’avaient formulé que des observations et n’avaient aucunement procédé par voie de mise en demeure ou d’injonction.
Elles témoignaient surtout de la volonté du Directeur général du travail de se désolidariser de l’analyse de la situation à laquelle avaient procédé les deux agents de contrôle.
Le Directeur général du travail n’entendait enfin formuler aucune observation critique sur le postulat de la direction de la SNCF selon lequel il n’y a aucun danger à faire rouler les trains sans contrôleurs.
« En tout état de cause, la circonstance que l’évaluation des risques que comporte « l’exploitation agent seul » soit incomplète ou insuffisamment reportée dans le document d’évaluation des risques ne saurait, à elle seule, caractériser une situation de danger grave et imminent de nature à justifier in abstracto que ce mode d’exploitation soit suspendu de manière générale , dès lors que cette notion de danger grave et imminent vise les situations où le risque est susceptible de se réaliser brusquement et dans un délai rapproché ».
Le paragraphe témoigne que l’ancien élève de l’ENA sait manier l’écriture. Mais il atteste également que, le 22 octobre, l’accident du 16 octobre est devenu bien lointain et anodin…
Il a été relevé qu’à la suite du courrier du Directeur général du travail, « la SNCF se sent désormais les mains libres pour sanctionner ceux qu’elle considère comme des grévistes cachés et illégaux ». [14]
En déniant l’existence d’un « danger grave et imminent », le représentant du Ministère du travail a en effet alimenté la thèse de la direction de la SNCF qui remettait en cause la régularité du droit de retrait collectif exercé par les cheminots et qui n’excluait pas de procéder à des sanctions ou à des retenues sur salaire en réponse à une action collective présentée comme ayant « semé la pagaille ». [15]
On ne peut pas dire que dans l’affaire du droit de retrait collectif suscité par la collision du 16 octobre 2019 le Directeur général du travail ait été la locomotive de l’indépendance envers la direction d’une entreprise ferroviaire qui ne se révélait pas comme un modèle de sécurité.
Annexe 1 : courrier de l’Inspectrice du travail d’Alsace du 21 octobre 2019.
Annexe 2 : courrier de l’Inspecteur du travail de Champagne-Ardenne du 21 octobre 2019.
Annexe 3 : courrier du Directeur général du travail du 22 octobre 2019.
[1] Expression utilisée par G. AUZERO, D. BAUGARD, E. DOCKES dans le Précis Dalloz de Droit du travail, 33e éd. , 1156.
[2] Voir https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/droit-travail/droit-de-retrait-ou-greve-surprise-que-se-passe-t-il-a-la-sncf_2104093.html
[3] « SNCF et droit de retrait : quand Muriel Pénicaud, ministre du Travail, cite mal le Code du travail », https://www.franceinter.fr/economie/sncf-et-droit-de-retrait-quand-muriel-penicaud-ministre-du-travail-cite-mal-le-code-du-meme-nom
[4] A. BOUSIGES, « Le droit des salariés de se retirer d’une situation dangereuse pour leur intégrité physique », Dr. Soc. 1991, 281.
[5] J. LE GOFF, Droit du travail et société, tome I, les relations individuelles de travail, PUR, 2001, 731.
[6] G. COUTURIER, obs. sous Cass. Soc. 9 mai 2000, Dr. Soc. 2000, 778.
[7] Cass. Soc. 1er mars 1995, n° 91-43406.
[8] Cass. Soc. 19 mai 2010, n° 09-40353.
[9] A. GARDIN, « Une illustration de l’insubordination du salarié : le refus d’exécuter une tâche », Dr. Soc. 1996, 368.
[10] Cass. Soc. 23 avril 2003, n° 01-44806 ; Bull. V, n° 136 ; RJS 8-9/03, n° 1027 ; Dr. Soc. 2003, 807
[11] Voir Cass. Soc. 22 octobre 2008, n° 07-43740 et Cass Soc. 27 septembre 2017, n° 16-22224. Le premier arrêt a rejeté le pourvoi formé à l’encontre de la décision des juges du fond qui n’avaient pas reconnu le « motif raisonnable ». Le second a rejeté le pourvoir qui reprochait aux juges du fond d’avoir retenu le « motif raisonnable ».
[12] H. AVIGNON, P. RAMACKERS, J-P. TERRIER, Le système d’inspection du travail en France, 3e éd., Editions Liaisons, 2019 ; 225.
[13] Sur les « observations » émises par les inspecteurs du travail, voir H. AVIGNON, P. RAMACKERS, J-P. TERRIER, op. cit., 722 et s.
[14] « Bataille autour du « droit de retrait » à la SNCF », article publié dans Le Monde du 23 octobre 2019.
[15] L’article L. 4131-3 du Code du travail prévoit qu’« aucune sanction, aucune retenue sur salaire ne peut être prise à l’encontre d’un travailleur ou d’un groupe de travailleurs qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’’eux ». Il en résulte que la sanction ou la retenue sur salaire est permise en cas d’absence d’un « motif raisonnable » de penser être en présence d’un « danger grave et imminent ».
Pascal MOUSSY
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